LE PRINTEMPS

de Sandro BOTTICELLI

 

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" Ce que montre Le Printemps, c'est simplement le printemps de Florence. Et comme il est parfaitement beau, il est l'image de la jeunesse du monde. Mais regardez bien, Pierre. Regardez tous les tableaux que Botticelli a peints au long de sa vie : toutes les femmes qui sont venues sous son pinceau, Vénus sortant toute nue et si belle de sa coquille, la Vierge à la grenade, les Vertus, les jeunes filles de Jethro, toutes se ressemblent. On dirait des sœurs. Savez-vous pourquoi ? C'est parce qu'elles sont toutes une image rêvée de Simonetta. Il n'a jamais peint qu'elle, ou son souvenir. "

Philippe Beaussant, Le Rendez-vous de Venise, Fayard, 2003, p. 38-39.

 

 

Une réforme des études sur Botticelli a marqué le dernier quart de siècle. Oublié pendant quatre ou cinq cents ans, il a d'abord été redécouvert triomphalement à la fin du XIXe siècle et travesti en peintre " fin de siècle " à la mélancolie sophistiquée. Puis, de 1940 à 1970, s'est imposé le Botticelli d'Ernst Gombrich, d'Erwin Panofsky et d'André Chastel qui en ont fait le grand représentant de la peinture néo-platonicienne à la cour de Laurent de Médicis. Et depuis maintenant une vingtaine d'années, apparaît une nouvelle approche, héritée de l'histoire sociale de l'art d'Aby Warburg, qui replace les œuvres de Botticelli dans les pratiques culturelles et politiques de Florence, comme les fêtes ou les tournois. Cette ligne a été poursuivie par Pierre Francastel, dans les années cinquante et, aujourd'hui, par Charles Dempsey, professeur à l'université John-Hopkins de Baltimore, dont l'ouvrage capital sur le Printemps – qu'il faudrait traduire au plus vite – montre à quel point Botticelli fut un artiste profondément enraciné dans l'actualité politique et sociale de son temps.

" Le Sandro des pendus " rentre-t-il dans ce cadre ?

En effet, après la fameuse conjuration que les guelfes Pazzi fomentèrent, en 1478, contre les Médicis, Sandro Botticelli peignit sur la façade du palais de la Seigneurie ceux qui avaient échappé à la justice, en les représentant pendus parles pieds. C'est cet usage social de la peinture, dont il ne reste quasiment plus de traces, qu'analyse l'essai remarquable de Gherardo Ortalli, La Peinture infamante du XIIIe au XVIe siècle. Mais avant tout, Botticelli affichait par là sa fidélité au clan des Médicis.

Daniel Arasse, "La ligne et la surface", entretien, propos recueillis par François Legrand. Dans Botticelli, Beaux Arts collection, 2004, p. 4.

 

 

" Entre la transcendance du Ciel et l'immanence de la chair, l'ambivalence règne partout : l'indifférenciation des sexes et des corps dans le Printemps, l'étrangeté des caractères souvent tristes, mais jamais désespérés, qui se lit sur les visages de Julien de Médicis et de la sulfureuse Simonetta Vespucci, les contradictions parfois criantes entre la nudité des nymphes et la pudeur de leur regard dans la Naissance de Vénus. Tant de paradoxes qui s'affrontent en silence et que Pater exprime dans une prose rare : "Sa peinture n'est ni celle de la divinité intemporelle des saints de Fra Angelico, ni celle de l'Enfer d'Orcagna mais celle des hommes et des femmes de condition mêlée et incertaine, toujours attirants, revêtus parfois par la passion d'un caractère de beauté et d'énergie, mais attristés sans cesse par l'ombre que projette sur eux les grandes choses auxquelles ils se refusent. "

Christophe Castandet, "La Renaissance de Botticelli". Dans Botticelli, Beaux Arts collection, 2004, p. 24. [Walter Pater, Sandro Botticelli, 1870]

 

" L'un des traits caractéristiques de l'adhésion de Sandro à la poétique humaniste est, en tout cas, son souci de valoriser les personnages de la fable antique en les évoquant comme des apparitions religieuses, porteuses des mêmes valeurs symboliques que les figures de l'art sacré. "

André Chastel, introduction à Tout l'œuvre peint de Botticelli, documentation par Gabrielle MANDEL, Flammarion, 1968.

 

La puissance d'une image sort toujours renforcée lorsqu'elle se risque aux marges de la contradiction et du paradoxe.

Gilbert Durand, Mythes, thèmes et variations, Desclée de Brouwer, 2000, p. 19.

 

 

 

 

Ce tableau d'Alessandro di Mariano di Vanni Filipepi, dit Sandro Botticelli (1444/45 - 1510), est exposé à la Galleria degli Uffizi - Galerie des Offices à Florence. Il a été exécuté a tempera grassa sur panneau de bois (2,03 m x 3,14 m) entre 1478 et 1482. Il a été restauré en 1972, débarrassé d'une couche épaisse de vernis appliquée tardivement : une rivière et des montagnes bleues ont été alors révélées.

Un inventaire datant de 1499, qui ne fut découvert qu'en 1975, énumère les biens de Lorenzo di Pierfrancesco et de son frère Giovanni, cousins de Laurent le Magnifique, et précise qu'à cette date Le Printemps se trouvait à Florence, au Palazzo Medici-Riccardi situé à l'angle des via Larga (actuelle via Cavour) et via de Gori. Le Printemps, Minerve et le Centaure et un grand tondo de la Vierge à l'Enfant dans un cadre doré décoraient une antichambre attachée aux chambres de Lorenzo di Pierfrancesco. Le Printemps était fixé au-dessus d'un lettuccio en bois de pin d'une largeur de 3,35m, sorte de banc à haut dossier placé contre le mur.

Emilie Séris écrit : " Le Printemps, la Naissance deVénus, Mars et Vénus et Pallas et le Centaure ont probablement tous été commandés par Laurent de Médicis pour orner la chambre nuptiale de son cousin Lorenzo di Pierfrancesco et de sa jeune épouse Sémiramide Appiani, nièce de Simonetta Vespucci. " ( p. XXV)

En 1550, dans la biographie qu'il consacre à Botticelli dans Le Vite de' più eccellenti pittori, scultori e architettori - Les Vies (1), Giorgio Vasari écrit que le tableau se trouve dans la villa Médicis située sur les collines de Castello à Florence, domaine acquis par Lorenzo di Pierfrancesco en 1477, et que La Naissance de Vénus est accrochée sur le mur opposé. Il l'identifie à une célébration de l'arrivée du printemps : "Per la città in diverse case fece tondi di sua mano e femmine ignude assai, delle quali oggi ancora a Castello, luogo del Duca Cosimo fuor di Fiorenza, sono due quadri figurati, l'uno Venere che nasce, e quelle aure e venti che la fanno venire in terra con gli amori, e cosí un'altra Venere che le Grazie la fioriscono, dinotando la primavera ; le quali da lui con grazia si veggono espresse. " – "Pour différentes demeures dans la ville, il a peint des tableaux avec des femmes nues, dont deux sont aujourd'hui encore au Castello, une villa du duc de Cosme, en dehors de Florence ; ils représentent, l'un la naissance de Vénus avec les brises et les vents qui apportent l'amour à la terre ; l'autre, Vénus encore, avec les Grâces et la floraison, l'ensemble, qu'il a exprimé avec beaucoup d'élégance et de grâce, signifiant le printemps." Le titre en était désormais trouvé !

Mais est-ce vraiment le thème voulu par Botticelli et son commanditaire, quel qu'il soit (Laurent Pierfrancesco pour son mariage avec Semiramide Appiani, Julien Médicis pour la naissance de son fils Giulio qu'il a eu avec Fioretta Gorini ou Laurent Médicis pour célébrer la mort de son frère Julien) ?

Emil Jacobsen évoque une " énigme " à résoudre ("l'enigma del quadro") pour déchiffrer Le Printemps . Pour cela, écrit-il, il faut " pénétrer les intentions cachées de l'artiste-poète " ("penetrare pero nelle recondite intenzioni dell'artista-poeta") et " deviner le secret de cette femme triste " ("indovinare il segreto di questa donna mesta") qui occupe le centre du tableau.

 

Hypothèse

Mon hypothèse est que ce tableau, loin d'être un hymne au printemps, a été peint pour honorer la mémoire de Julien de Médicis, frère de Laurent de Médicis, assassiné le 26 avril 1478 dans la cathédrale Santa Maria del Fiore à Florence lors de la conjuration des Pazzi, complot fomenté par la famille Pazzi contre les Médicis et auquel Laurent a réchappé.

Mais Botticelli s'est réservé beaucoup d'espace dans le tableau pour laisser libre cours à son imagination : s'il a bien peint Julien de Médicis, le peintre florentin a voulu aussi célébrer celle qu'il considérait – peut-être, car on le dit " mysogine notoire, peut-être inverti " – comme sa propre égérie, Simonetta Vespucci.

 

 

1- premier niveau d'interprétation

Les événements historiques et la commande :

La mort de Simonetta Vespucci
L'assassinat de Julien de Médicis

 

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Alza gli occhi, Julio a quella flamma
Che come un sol suo splendor t'adombra.

Lève les yeux, Julien, vers cette flamme
Qui, tel un soleil, t'entoure de sa splendeur.
Politien, Stanze.


La mort prématurée de Simonetta Vespucci à Florence le 26 avril 1476 de la tuberculose a profondément touché ceux à qui elle était chère. Giuliano de Médicis, son amant supposé, mais aussi Lorenzo qui écrit quatre sonnets où il tente d'exprimer sa douleur. Bernard Pulci, frère cadet du célèbre Luigi, a écrit à cette occasion une complainte en vers. Les historiens de l'art Aldolfo Venturi et Aby Warburgont donné à cet événement important l'origine probable du tableau de Botticelli.

Aby Warburg écrit :

Dans notre contexte, il devient clair maintenant que les représentations de Vénus par Botticelli que propose la Naissance de Vénus et ce qu'il est convenu d'appeler le Printemps visent à reconquérir la liberté olympienne pour la déesse que le Moyen Age avait doublement enchaînée par la mythologie et par l'astrologie. C'est parmi des roses voltigeant autour d'elle qu'apparaît sur l'eau Vénus anadyomène, dans la coquille dont elle s'est délivrée ; sur l'autre représentation de Vénus, que j'ai appelée, il y a des années, le Royaume de Vénus, ses compagnes, les trois Grâces, demeurent dans sa suite. Sans changer mon commentaire, je voudrais en proposer, aujourd'hui, une nuance quelque peu différente, à travers laquelle le spectateur du Quattrocento, fort de sa culture astrologique, percevait immédiatement l'essence de la déesse de la beauté, souveraine de la nature à son réveil : Venere Pianeta, la déesse planétaire Vénus apparaissant en avril, mois qu'elle gouverne.
Or Simonetta Vespucci — et ces deux images font à mon avis partie du culte consacré à sa mémoire — mourut, comme on sait, le 26 avril 1476.
Botticelli reprit donc à la tradition les éléments matériels dont il se servit pour créer, de la façon la plus personnelle, des êtres humains idéaux, selon un style nouveau, aidé en cela par le réveil de l'Antiquité grecque et latine, l'hymne homérique, Lucrèce et Ovide (que lui commenta Politien, qui n'était rien moins qu'un moine moralisateur) et, surtout, parce que la sculpture antique elle-même lui faisait voir le monde des divinités grecques dansant leur ronde d'après la mélodie de Platon dans des sphères supérieures.

Aby Warburg, « Art italien et astrologie internationale au palais de Schifanoia à Ferrare », Symboles de la Renaissance, t. II, Éditions Rue d’Ulm, 1982, p. 39-51.

 

Laurent le Magnifique a écrit quatre sonnets pour évoquer cette douloureuse disparition. Dans son commentaire introductif (argumento), il écrit : " … li primi quattro sonetti furono da me composti per la morte d'una donna, che non solo extorse questi sonetti da me, ma le lacrime universalmente dagli occhi di tutti gli uomini e donne che di lei ebbono alcuna notizia. " - " … j'ai composé les quatre premiers sonnets pour la mort d'une femme qui non seulement m'a arraché ces sonnets, mais aussi, universellement, les larmes des yeux de tous les hommes et de toutes les femmes sans nouvelles d'elle. "
Et plus loin : " Morì, come sopra dicemmo, nella città nostra una donna, la quale se mosse a compassione ugualmente tutto il popolo fiorentino, non è gran maraviglia perchè di bellezze e gentilezze umane era veramente ornata, quanto alcuna che innanzi a lei fusse suta... " - " Il mourut dans notre ville une femme dont la mort fit naître la compassion de tous les habitants de Florence. Ce ne fut guère surprenant car par sa beauté et sa bonté humaine, elle était sans égale. Et parmi ses autres talents, elle avait des manières si douces et si attrayantes que tous ceux qui avaient quelque familiarité avec elle pensaient en être extrêmement aimés. Les jeunes femmes non seulement ne jalousaient pas ses qualités, mais exaltaient et louaient sans réserve sa beauté et sa gentillesse. C'est pourquoi, chose qui paraît incroyable, tant d'hommes l'aimèrent sans jalousie et tant de femmes la louèrent sans envie… Et, bien que la vie l'eût rendue chère à tous pour la plus digne des conditions, cependant la compassion qu'éveilla une mort si jeune et parce que dans la mort elle était, peut-être, encore plus belle que vivante, elle laissa d'elle un souvenir ardent. "


I
O chiara stella, che co' raggi tuoi
togli alle tue vicine stelle il lume,
perché splendi assai più del tuo costume ?
Perché con Febo ancor contender vuoi ?
Forse i belli occhi, quali ha tolti a noi
Morte crudel, ch'omai troppo presume,
accolti hai in te: adorna del lor lume,
il suo bel carro a Febo chieder puoi.
O questa o nuova stella che tu sia,
che di splendor novello adorni il cielo,
chiamata esaudi, o nume, e voti nostri :
leva dello splendor tuo tanto via,
che agli occhi, che han d'eterno pianto zelo,
sanza altra offension lieta ti mostri.

Ô étoile des jours, qui avec tes rayons
ôte aux étoiles proches leur lumière...


http://fr.scribd.com/doc/62636545/Lorenzo-de-Medici-Canzoniere

 

Un an plus tard, la mort violente de son frère Julien qu'il adore ravive la douleur de Laurent de Médicis.
Plusieurs transfigurations artistiques en portent le témoignage :
– sur la porte de la Douane du Palazzo Vecchio, Botticelli, selon une tradition qui remontait à plus d'un siècle, peint une fresque représentant les épisodes de la conjuration comprenant, en pied, les huit membres de la conspiration, les sept premiers pendus par le cou et le dernier par un pied car il était encore en fuite. Cette fresque fut effacée en 1494 quand les Médicis furent chassés de Florence à la mort de Laurent le Magnifique.

Andrea del Verrocchio et Orsino Benintendi fabriquent trois ex-voto, trois figures de cire grandeur nature représentant Laurent épargné par la mort, en ses vêtements typiques de négociant. Une de ces statues, mise dans l'église de Chiarito, aurait été habillée des habits que Laurent portait le matin de Pâques ; une autre, dans l'église de l'Annunziata, portait un costume florentin et la troisième fut transportée à Santa Maria degli Angeli d'Assise.
(Fred Bérence, Laurent le Magnifique ou la quête de la perfection, Paris, : éd. La Colombe, 1949, pp. 185-186)


Bertoldo di Giovanni sculpte une médaille commémorative : l
'une des faces représente le portrait de Laurent, surmontant une scène où il échappe à ses meurtriers avec cette inscription : " SALVS PVBLICA - Sécurité Publique - Salut de l'Etat " (la formule que son père avait choisie pour la statue de Judith par Donatello) et l'autre face, le portrait de Julien, surmontant la scène de son assassinat avec l'inscription : " LVCTVS PVBLICVS - Douleur Publique "

Andrea del Verrocchio, vers 1470, exécute sur le thème de la Résurrection une œuvre en terre cuite peinte, (Museo del Bargello à Florence). Julien, tel un soldat romain traditionnellement représenté, est allongé mort au pied du tombeau ouvert. Au-dessus de lui, Laurent, tombé à genoux, bouche grande ouverte, crie sa douleur.

En 1479, Léonard de Vinci fera un croquis du cadavre du conjuré Bernardo di Bandino Baroncelli, pendu avec sa femme le 29 décembre 1479. (Musée Bonnat, Bayonne)

Son Bernado Bandini, un nuovo Giuda,
Traditor micidale in chiesa io fui
Ribello per aspettare morta piu cruda
Je suis Bernardo Bandini, un nouveau Judas,
Traître homicide dans une église je fus
Rebelle pour attendre une mort plus cruelle.


Le tableau de Julien de Médicis peint a tempera sur bois entre 1478 et 1480 par Botticelli conservé à la National Gallery of Art de Washington est-il un portait posthume commandé par la famille Médicis ?

La présence d'une tourterelle sur une branche morte et d'une porte à moitié ouverte, symboles habituels de la mort,laisse-t-elle penser qu'il fut peint après la mort de Simonetta Vespucci ? La tradition voulait que cet oiseau revienne pleurer pour toujours la mort de l'être aimé.

Julien était un homme de haute stature, qui portait une longue chevelure noire. Rompu à l'exercice physique, il était excellent cavalier, lançait le javelot, aimait la chasse et les tournois.

Si Laurent de Médicis a été le commanditaire du Printemps, son ami poète Angelo Ambrogiani (ou Agnolo selon la version toscane de son époque) (1454-1494), dit Angelus Politianus (du nom latin Mons Politianus de sa ville d'origine, Montepulciano), Ange Politien, a dû en être l'instigateur. Botticelli a rencontré dans les deux livres déjà écrits des Stances les personnages mythologiques que son tableau révèle. Mais qui aurait pu l'empêcher de détourner intentionnellement certaines identités divines pour répondre à un vœu non dévoilé de Laurent ou pour déverser les émotions et sentiments encore vivants que la mort de Simonetta lui avait laissés ?

 

 

Il y a une grande similitude entre le personnage de Flore et la description de Simonetta Vespucci dans les stances du poème qu'Ange Politien a composé pour Julien à l'occasion du "Torneo di Giuliano", le tournoi de joutes organisé sur la Piazza Santa Croce par Laurent pour son jeune frère, le 29 janvier 1475. Botticelli avait peint un portrait de Simonetta, nommée "la Senza Paragoni", " la Sans Pareille ". Elle avait été proclamée "regina del torneo", "reine du tournoi".

Les giostre, les joutes, étaient à Florence dotées d'un grand prestige. Le vainqueur remportait un rameau de laurier. Les deux plus célèbres du Quattrocento florentin ont été :

– la giostra de Laurent le Magnifique le 7 février 1469, organisée sur la place Santa Croce quelques mois avant son mariage avec Clarice Orsini et célébrée par le poète Luigi Pulci ; la florentine Lucrezia Donati est élue reine de la fête ;

– et celle de Julien de Médicis le 28 janvier 1475, date du 23ème anniversaire de Simonetta, organisée pour fêter une alliance entre Milan, Venise et Florence conclue le 2 novembre 1474, et célébrée les Stanze d'Ange Politien.

Rédigé en langue vernaculaire et composé en huitains (125 + 46) entre 1475 et 1478, le poème Stanze per la Giostra di Giuliano de Médicis est resté inachevé après la mort de Julien. Politien avait annoncé sa double intention : célébrer le hauts faits d'armes de Julien et exalter ses amours, dans la tradition de l'épopée chevaleresque. Après les deux premiers livres où la nature, l'amour et la mythologie sont convoqués pour narrer la rencontre de Julien et de Simonetta lors d'une battue de chasse, créatures mythologiques au sein d'un monde enchanté, Politien se proposait de célébrer le tournoi, peut-être décrit comme un rite d'initiation marquant le passage à la maturité intellectuelle et à la sagesse, à l'apaisement et à l'harmonie.

Les trois œuvres de Sandro Botticelli : Le Printemps (vers 1482), Mars et Vénus (vers 1483) et La Naissance de Vénus (vers 1485), sont peut-être les pendants allégoriques aux Stances.

 

Livre II - 6 - Le tournoi de Julien

che tutt'or parmi pur veder pel campo,
armato lui, armato el corridore,
come un fer drago gir menando vampo,
abatter questo e quello a gran furore,
l'armi lucenti sue sparger un lampo
che tremar faccin l'aier di splendore ;
poi, fatto di virtute a tutti essemplo,
riportarne il trionfo al nostro templo.

 

Car il me semble encore le voir dans l'arène
en armes lui-même, en armes son coursier,
comme un dragon féroce tournoyer en crachant des flammes,
abattre celui-ci ou celui-là en grande fureur,
ses armes étincelantes répandre un éclat
à faire trembler l'air de lumière ;
puis, ayant fait à tous démonstration de sa valeur,
en rapporter le triomphe à notre temple.

Texte en italien, traduction d'Émilie Séris :

Livre II - 10 - Le second tournoi

Ma 'l bel Iulio ch'a noi stato è ribello,
e sol di Delia ha seguito el trionfo,
or drieto all'orme del suo buon fratello
vien catenato innanzi al mio trionfo ;
né mosterrò già mai pietate ad ello
finché ne porterà nuovo trionfo :
ch'i' gli ho nel cor diritta una saetta
dagli occhi della bella Simonetta.

 

Mais le beau Julien, qui nous est resté rebelle,
et seulement de Délie a suivi le triomphe,
maintenant, derrière les traces de son brave frère
il est enchaîné devant le char de mon triomphe ;
je ne montrerai plus de compassion à son égard
tant qu'il n'aura remporté un nouveau triomphe :
car je lui ai au cœur décoché une sagette (flèche)
depuis les yeux de la belle Simonetta.

 

 

Selon Vasari, Botticelli serait l'inventeur d'une technique originale pour décorer les étendards : une sorte de patchwork de toiles de couleurs différentes formant le motif voulu remplaçait la peinture sur tissu, beaucoup moins résistante.

La bannière de Julien de Médicis qui devait le précéder dans le cortège d'ouverture, commandée à Botticelli, a été perdue, mais une tapisserie et ses dessins préparatoires permettent d'illustrer les descriptions précises recueillies : une représentation de Pallas-Athéna / Minerve casquée à l'antique, debout sur un rameau d'olivier ardent et regardant le soleil face à Cupidon attaché à un tronc d'olivier, son arc à terre et ses flèches brisées. Elle portait une armure par-dessus sa robe virginale, tenait d'une main une lance de joute et de l'autre son bouclier ( le gorgoneion) à tête de Méduse.

Sous le signe de la sagesse et de la chasteté et selon les codes de l'amour courtois, était-ce une représentation symbolique de Simonetta, l'idéale bien-aimée, et une évocation de l'amour impossible de Laurent pour cette jeune femme mariée ?

Une devise en lettres gothique et en français, la langue de l'amour courtois, accompagnait l'image : La Sans Pareille. En souvenir de sa victoire, Julien fit monter l'étendard sur un panneau qui fut placé dans un encadrement doré et accroché dans une salle du palais Médicis.

 

Pallas - vers 1485 - collection privée

Tapisserie d'après un carton de Botticelli commandée par Guy de Baudreuil (probablement directement au cours d'un de ses nombreux voyages effectués pour Charles VIII en tant que prélat spécialiste en droit canon) pour servir de portiera dans les appartements privés de l'abbé à l'abbaye de Saint-Martin-aux-Bois dans l'Oise, dont il devint abbé en juillet 1491. Ses armes : d'argent, à trois cœurs couronnés de gueules) et celles de l'abbaye : d'hermine à la fasce d'azur chargée de trois fleurs de lys d'or, apparaissent.
La tapisserie aurait été tissée en France, dans les premières années du 16è s. d'après le carton exécuté à Florence.
Elle est un exemple des nombreux rapports culturels et diplomatiques entre la famille Médicis et la France.

Pallas-Athéna apparaît typique de l'art de Botticelli : vêture et chevelure voletantes, allure dansante. Ses attributs : la branche d'olivier à la main gauche, ses armes inutilisées, soit une déesse " platonicienne " de la paix, des arts et de la pure intelligence . A droite, son bouclier orné de la tête de Méduse.

Les inscriptions sont :
– sur la tablette est écrit : EX CAPITE ETHEREI / SATA [POUR NATA] SUM IOVIS / ALMA MINERVA / MORTALES CUNCTIS / ARTIBUS ERUDIENT.
– sur le cartouche supérieur, sur le tronc du houx et sur la bordure de droite : SUB SOLE SUB U(M)BRA VIRENS, la devise du commanditaire.

Le casque posé sur la main droite de Minerve et la présence d'un rameau d'olivier ont incité l'historien de l'art Rudolf Wittkower (1938) à supposer que Botticelli s'était inspirée d'une médaille de plomb dessinée par Francesco Laurana pour René d'Anjou vers 1463. (BnF - L'avers de la médaille représente René d'Anjou et Jeanne de Laval).

Texte en italien, traduction d'Émilie Séris :

Livre II - 32 - Le tournoi

Così dicea Cupido , e già la Gloria
scendea giù folgorando ardente vampo :
con essa Poesia , con essa Istoria
volavon tutte accese del suo lampo.
Costei parea ch'ad acquistar vittoria
rapissi Iulio orribilmente in campo,
e che l'arme di Palla alla sua donna
spogliassi, e lei lasciassi in bianca gonna.

Cf. tapisserie / et Pallas et le Centaure

Ainsi disait Cupidon, et déjà la Gloire
descendait jetant des éclairs flamboyants ;
avec elle Poésie, avec elle Histoire
volaient tout embrasées de son éclat.
Celle-ci paraissait, pour obtenir la victoire,
emporter Julien avec une force terrible dans l'arène,
et des armes de Pallas dépouiller
sa dame et la laisser en robe blanche.

 

Livre II - 41 - Athéna

" O sacrosanta dea, figlia di Giove,
per cui il tempio di Ian s'apre e riserra,
la cui potente destra serba e muove
intero arbitrio di pace e di guerra ;
vergine santa, che mirabil pruove
mostri del tuo gran nume in cielo e 'n terra,
che i valorosi cuori a virtù infiammi,
soccorrimi or, Tritonia, e virtù dammi.

Ô sacro-sainte déesse, fille de Jupiter,
grâce à qui le temple de Janus s'ouvre et se referme,
dont la puissante main conserve et exerce
le plein arbitre de la paix et de la guerre ;
vierge sacrée, qui fais d'étonnantes démonstrations
de ton grand pouvoir dans le ciel et sur la terre,
qui enflammes pour la vertu les cœurs valeureux,
aide-moi maintenant, Tritonnienne, et donne-moi vertu.

 

Livre II - 42 - Athéna

S'io vidi drento alle tue armi chiusa
la sembianza di lei che me a me fura ;
s'io vidi il volto orribil di Medusa
far lei contro ad Amor troppo esser dura ;
se poi mie mente dal tremor confusa
sotto il tuo schermo diventò secura ;
s' Amor con teco a grande opra mi chiama,
mostrami il porto, o dea, d'eterna fama.

Si j'ai vu à l'intérieur de tes armes enclose
l'apparence de celle qui me vole à moi-même ;
si j'ai vu la face terrible de Méduse
la rendre contre Amour trop dure ;
si ensuite mon esprit par l'effroi troublé
sous ta protection s'est raffermi ;
si Amour avec toi à de grandes œuvres m'appelle,
montre-moi le port, ô déesse, de la renommée éternelle.

 

 

Sandro Botticelli - deux portraits de Simonetta Vespucci
1- v. 1474 - collection du Städel de dell'Instuto de Frankfurt/Main
2- v. 1476-1480 (portrait posthume) - Gemäldegalerie, Staatliche Museen - Berlin

 

Livre I, 43 - Simonetta

Candida è ella, e candida la vesta,
ma pur di rose e fior' dipinta e d'erba ;
lo inanellato crin dall'aurea testa
scende in la fronte umilmente superba.
Rideli a torno tutta la foresta,
e quanto può suo cure disacerba ;
nell'atto regalmente è mansüeta,
e pur col ciglio le tempeste acqueta.

Blanche elle est elle-même, blanche aussi sa robe,
mais pourtant de roses nuancée, de fleurs et d'herbe ;
la chevelure bouclée, du sommet de sa tête dorée,
retombe sur le front humblement superbe.
Autour d'elle toute la forêt lui sourit,
et, autant qu'elle peut, elle rend ses soucis moins amers ;
son expression est majestueusement clémente,
et pourtant, du sourcil, elle calme les tempêtes.


" Candide elle est. Candide est sa tunique où cependant des roses et des fleurs sont peintes. Les tresses des cheveux de sa tête dorée descendent sur son front humble et fier, à la fois. Tout autour d'elle, rient les arbres des grands bois. Ses yeux brillent de paix et de sérénité, mais Cupidon y cache un flambeau embrasé. "

 

 

Simonetta Cattaneo appartenait à une famille qui régnait sur l'île d'Elbe et la région de Piombino et était mariée depuis 1468 au notable florentin Marco Vespucci.Elle n'a certainement été qu'une égérie pour Julien, Laurent, Botticelli et tous les artistes de Florence. Elle fut la Dame de Julien lors du tournoi de 1475. Très malade, elle se savait condamnée et mourut en 1476. A une époque où les symboles avaient une grande signification, elle a sans doute voulu montrer que l'amour qu'elle pourrait accorder à un autre que son époux ne pourrait qu'être platonique.

Avant de se savoir aimée par Julien, Simonetta n'est que sourire :

I, 44 : " son regard brille d'une douceur sereine. "
De céleste liesse son visage est plein. "
I, 46 " qu'elle met de douceur à parler ou à rire… "
I, 47 : " Elle était assise sur l'herbe verte, guillerette… "
I, 50 " La nymphe, tournée au son de ses paroles,
s'illumina d'un air si doux et si agréable ris… "

Mais l'amour est à sens unique :

I, 51 : " Je ne suis pas celle qu'augure en vain ton esprit,
Ni digne d'un autel, ni d'une pure victime […]
je suis liée par la torche de noces légitimes. "

Dans le Livre II, Politien fait intervenir la nymphe Pasithée et son époux, le Sommeil, qui envoie durant la nuit qui précède le tournoi, des petits dieux, les Songes. Ils lui font entrevoir sa victoire dans l'arène mais aussi la mort de sa Dame, Simonetta.

II, 25
Les Songes désignés d'obéir s'empressent,
et sous de nouvelles formes se rajustent :

26
tels les soldats qui dehors font la garde,
quand ils reposent sans méfiance et sans armes,
au son de la trompe, s'enflamment pour combattre :
revêtent les cuirasses et les heaumes lacent,
et à leur flanc les épées suspendent saisissent
les lances, les solides écus empoignent :
et, ainsi répartis, leurs destriers ils éperonnent
si bien qu'ils rejoignent la troupe ennemie.

II, 25
Gli scelti Sogni ad ubidir s'affrettono,
e sono nuove fogge si rassettono :

26
quali i soldati che di fuor s'attendono,
quando sanza sospetto e arme giacciono,
per suon di tromba al guerreggiar s'accendono,
vestonsi le corazze e gli elmi allacciono,
e giù dal fianco le spade sospendono,
grappon le lance e' forti scudi imbracciono ;
e cosi divisati i destrier' pungono,
tanto ch'alla nimica schiera giungono.

 

28 :
Il lui semble voir sa dame, farouche,
la mine toute sévère et menaçante,
lier Cupidon à la verte colonne
de l'heureuse plante de Minerve,
et armée par dessus la robe blanche,
qui sa chaste poitrine avec la Gorgone protège ;
elle semble toutes lui arracher les ailes,
et rompre au malheureux et son arc et ses flèches.

29
Hélas, combien il était métamorphosé cet
Amour qui tout à l'heure s'en revint tout joyeux !
Il n'était plus, sur ses ailes, altier et agile,
ni de son triomphe quelque peu orgueilleux :
et même, il implorait grâce le malheureux misérablement, et l'air piteux,
criant à Julien : " Miserere mei,
défends-moi, ô beau Julien, contre elle !
".

28
Pargli veder feroce la sua donna,
tutta nel volto rigida e proterva,
legar Cupido alla verde colonna
della felice pianta di Minerva,
armata sopra alla candida gonna,
che 'l casto petto col Gorgón conserva ;
e par che tutte gli spennecchi l'ali,
e che rompa al meschin l'arco e li strali.

29
Ahimè, quanto era mutato da quello
Amor che mo' tornò tutto gioioso !
Non era sovra l'ale altero e snello,
non del trïonfo suo punto orgoglioso :
anzi, merzé chiamava el meschinello
miseramente, e con volto pietoso
gridando a Iulio : " Miserere mei,
difendimi, o bel Iulio, da costei !
"

 

33
ici sa joie semblait tourner en deuil :
il se voyait arracher son doux trésor,
il voyait sa nymphe, d'une triste nuée enveloppée,
à ses yeux cruellement lui être arrachée.

 

35
Sous de tels voiles fut montré au jouvenceau
le cours fragile de sa destinée :
trop fortuné, si à son bonheur
l'amère mort ne faisait une cruelle morsure.
Mais que pourrait-on à Fortune dédire
qui de notre vie lâche ou retient le mors ?
Rien ne sert qu'on la flatte ou qu'on la morde, puisqu'elle conduit à sa guise et s'obstine à rester sourde.

36
À quoi sert donc de tant se lamenter ?
À quoi bon baigner encore ses joues de larmes,
s'il faut pourtant qu'elle nous guide et nous pousse ?
Si la force des mortels ne peut rien contre elle ?
Si de ses pennes elle couve notre monde,
et tempère et tourne à son gré les roues du char ?
Heureux celui qui d'elle détache sa pensée,
et tout entier s'enroule au sein de la vertu !

33
Ivi torna parea suo gioia in lutto ;
Vedeasi tolto il suo dolce tesauro,
Vedea suo ninfa, in trista nube avolta,
Dagli occhi crudelmente esserli tolta.

 

35
Sotto cotali ambagi al giovinetto
fu mostro de' suo fati il leggier corso :
troppo felice, se nel suo dilelrto
non mettra Morte acerba il crudel morso.
Ma che puote a Fortuna esser disdetto,
ch'a nostre cose allenta e stringe il morso ?
Né val perch'altri la lusinghi o morda,
ch'a suo modo ne guida, e sta pur sorda.

36
Adunque il tanto lamentar che giova ?
A che di pianto pur bagnar le gote,
pur convien che lei ne guidi e muova ?
Se mortal forza contro a lei non puote ?
Se con sue penne il nostro mondo cova,
e tempra e volge, come vuol, le rote ?
Beato quai da lei suo pensier solve,
e tutto drento alla virtù s'involve !

 

 

La dernière strophe laisse possibles des retrouvailles :

46
Je m'en viens avec vous, Amour, Minerve et Gloire,
car votre feu me brûle tout le cœur ;
de vous j'espère obtenir la suprême victoire,
car je suis tout embrasé de votre flamme ;
portez-moi secours, afin que la mémoire de chacun
puisse être marquée éternellement de mon effigie,
et que me complaise celle qui maintenant me dédaigne :
car je porterai dans l'arène votre enseigne.

46
Con voi men vegno, Amor, Minerva e Gloria,
Ché 'l vostro foco tutto et cor m'avampa ;
da voi spero acquistar l'alta vittoria,
ché tutto acceso son di vostra lampa ;
datemi aita si ch'ogni memoria
segnar si possa di mia eterna stampa,
e facci umil colei ch'or ne disdegna :
ch'io porterò di voi nel campo insegna.


Ainsi, il y a concomitance d'exécution entre le poème Stanze (composé entre 1475 et 1478) de Politicien et le tableau (exécuté entre 1478 et 1482) de Botticelli. Rien n'empêche ce dernier d'avoir puisé (sur invitation de Laurent de Médicis) son inspiration dans les vers ci-dessus qui évoquent déjà la mort de Simonetta. D'où (peut-être) l'éviction de Vénus et de Cupidon mis à mal par les Songes, la présence de Proserpine et la monstration de tous ces visages tristes.

 


Sandro Botticelli
L'Abondance ou L'Automne
- v. 1475-1482 - (31,7 x 25,2 cm)
Pierre noire, plume et encre brune, aquarelle et rehauts de blanc
British Museum - Londres


Sandro Botticelli
Minerve (détail d'une étude - 22 x 14 cm) - après 1490
Pierre noire, plume et encre brune, lavis brun, rehauts de blanc et d'aquarelle
Galleria degli Uffizi - Florence

Ce dessin quadrillé (associé au fragment de tapisserie commandée par Guy de Baudreuil) est-il une première esquisse ? le dessin destiné à être agrandi pour devenir le carton de la tapisserie ? un dessin obtenu par le procédé semblable à celui d'Alberti, décrit par Léonard de Vinci (BNF, ms. A. f. 104r) de 1490-1492 : placer une grille entre le modèle et le peintre pour aider au dessin.
La silhouette d'Athéna ressemble en tous points à celle de notre Proserpine.

 

Complexe d'Ophélie

Sous la couche de vernis, la restauration de 1972 a permis de découvrir une rivière. Est-ce l'Arno ? Peut-on alors, dans le cadre de notre interprétation " mortuaire ", introduire de manière euphémisée le " complexe d'Ophélie " que Gaston Bachelard a si bien défini (L'Eau et les Rêves. Essai sur l'imagination de la matière, José Corti, 1942. Ophélie est un personnage créé par William Shakespeare dans Hamlet).

L'aventure est hasardeuse tant l'élément " eau " est marginal et peu abondant. Mais la présence de l'eau liée à celle beaucoup plus représentée de la chevelure ondulante et des vêtements légers et flottants est à prendre en compte. Bien sûr, ni Simonetta, ni Julien ne sont suicidés en se noyant, alors qu'Ophélie peut " être pour nous le symbole du suicide féminin " note Gaston Bachelard (p. 110)
Mais, " l'eau qui est la patrie des nymphes vivantes est aussi la patrie des nymphes mort. Elle est la vraie matière de la mort bien féminine. " (p.111). Et si le tableau n'évoque aucune jeune femme " flottant sur son ruisseau, avec ses fleurs et sa chevelure étalée sur l'onde ", paraissant plus assoupie que morte, (p. 114), Gaston Bachelard relève que le fait de peigner longuement ses longs cheveux près de l'eau est signifiant : " il suffit qu'une chevelure dénouée tombe - coule - sur des épaules nues pour que se réanime tout le symbole des eaux. " (p. 115) et " l'image synthétique de l'eau, de la femme et de la mort ne peut pas se disperser. " (p. 118)

La rencontre de l'eau et de la lune est inévitable : " Comme tous les grands complexes poétisants, le complexe d'Ophélie peut monter jusqu'au niveau cosmique. Il symbolise alors une union de la lune et des flots. " (p. 119) La présence de Proserpine est-elle alors la bienvenue ?
Le nom d'Ophélie " est le symbole d'une grande loi de l'imagination. L'imagination du malheur et de la mort trouve dans la matière de l'eau une image matérielle particulièrement puissante et naturelle. Ainsi pour certaines âmes, l'eau tient vraiment la mort dans sa substance. Elle communique une rêverie où l'horreur est lente et tranquille. " (p. 122)

Le symbolisme de l'eau est double : " l'eau mêle ses symboles ambivalents de naissance et de mort. Elle est une substance pleine de réminiscences et de rêveries divinatrices. " (p. 122) Peinte au fond du paysage derrière Mercure, est-elle espérance de re-naissance, de résurrection ?

Gilbert Durand, " Shakespeare et le mythe du printemps sacrifié ", Mythes, thèmes et variations, Desclée de Brouwer, 2000, p. 73-90.

" Comme l'a bien vu Bachelard, le beau nom d'Ophélie couvre tout au plus un " complexe " : le complexe d'images qui relient, sans cohérence dramatique, la féminité/l'eau/la mort/les larmes, un mythe indéterminé, comme celui du printemps sacrifié… " (p. 75)

" Donc la gracieuse et touchante scène d'Ophélie abandonnée dans les eaux, qu'ont chantée tant de poètes, qu'ont illustrée bien des peintres, repose sur un fondement mythique : celui du printemps sacrifié par un implacable enchaînement. L'accent ne porte plus sur l'image de la Primavera, mais sur le récit qui expose les raisons — ou les déraisons ! — du sacrifice.
Or ce mythologème (c'est-à-dire, pour faire bref, ce scénario abstrait d'un mythe) de la jeune innocente, du printemps de la vie sacrifié foisonne bien en deçà et au-delà de la fiancée bafouée et blessée d'Hamlet. " (p. 77)
Bien entendu, les propos ci-dessus concernent le drame shakespearien et le suicide d'Ophélie, mais entre les deux œuvres, il y a mort d'une jeune femme, Simonetta mourant en avril, au cœur du printemps, à la " fleur " de l'âge, " jeune morte, couronnée de fleurs printanières…, pleurée par toute la cour… "

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http://fr.wikipedia.org/wiki/Portrait_de_Simonetta_Vespucci

Simonetta Cattaneo, en épousant Marco Vespucci, est devenue parente avec Amerigo Vespucci qui était entré au service de la banque de Laurent de Médicis. À la fin de l'année 1491, ce dernier l'envoie à Séville pour établir le bon fonctionnement d'une de ses entreprises, avant de mettre le cap sur l'Outre-Atlantique qui lui emprunta son prénom.

 

 

 

2- second niveau d'interprétation

Les textes anciens :

De la nature des choses de Lucrèce
L'Enéide
de Virgile
Les Fastes
d'Ovide
Les Dialogues des Morts
de Lucien de Samosate
Les Métamorphoses d'Apulée
La Divine Comédie de Dante


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Attention, la Grèce, pas Rome. Homère, pas Virgile ou Dante. Le sexe lui-même, pas la mélancolie ou l'effroi. La consumation rythmique, pas la décadence dans la pornographie, le péché, l'idéalisation féminine, la cruauté de substitution, l'éloquence. Rien qui soit marqué d'un signe de malédiction.

Philippe Sollers, Le Cavalier du Louvre

 

Correspondance des dieux grec et romains

Divinités
grecques
Divinités
romaines
HéraJunon
ZeusJupiter
AphroditeVénus
ArèsMars
AthénaMinerve
DéméterCérès
Eros
Cupidon
HadèsPluton
HéphaïstosVulcain
Hermès
Mercure

 

Le Printemps est une peinture qui comporte un caractère d'ekphrasis : une interprétation figurative d'un passage littéraire.

Peintre maniériste avant l'heure, génial et de grand talent, Sandro Botticelli a toujours été à la recherche de l'inaccessible beauté. Témoins toutes les Vénus qu'il a peintes d'après les statues grecques et leurs copies romaines, parmi lesquelles la Vénus dite " de Médicis " tient une place d'importance. La Vénus de Médicis, sculpture grecque en marbre représentant la déesse Aphrodite-Vénus, est une copie du 1er siècle av. n.è. d'une statue originale en bronze due peut-être à un élève de Praxitèle.



Vénus de Médicis - Musée des Offices - Florence

Plus intéressé par la plastique féminine, sculptée du corps des femmes que par leur existence propre, il semble avoir toujours fui les réalités de son temps, qui devaient lui sembler ternes ou mesquines au profit de rêves mégalomanes plus poétiques.

Si Simonetta Vespucci est représentée dans Le Printemps, elle l'est sous l'apparence d'une égérie, son égérie. A l'instar de Laure de Noves pour Pétrarque à Avignon et Béatrice Portinari pour Dante. Femmes - Muses, à la fois inspiratrices, anges gardien et surtout promotrices de leurs œuvres. Peut-être loin de toute idée charnelle ou de désir inassouvi.

Tout en répondant aux exigences de la commande (l'exaltation de Julien de Médicis et de Simonetta Vespucci), Botticelli a évoqué La Divine Comédie de Dante dans un tableau que l'apport des personnages métamorphosables de la mythologie extraits des textes de Virgile et d'Ovide a rendu ésotérique selon son souhait.

1482 est aussi l'année où il commence une série d'esquisses et de dessins sur parchemins pour illustrer La Divine Comédie, à la demande de Lorenzo de Pierfrancesco de Médicis. Il y consacra dix ans de sa vie par un travail intense et exclusif. Le voyage initiatique entrepris sur les pas de Dante considéré comme un Maître se retrouve dans Le Printemps.

Dans ces dessins peuvent se reconnaître des scènes, des personnages, des attitudes du Printemps. Sont-ils antérieurs, contemporains ou postérieurs au tableau ? Feuilletons cette Divine Comédie botticellienne et observons par exemple les illustrations suivantes :

- le Purgatoire - 08 - La fin de la repentance et la vallée de la floraison : les Anges et le Serpent : le personnage à gauche (Mercure), le serpent .
- le Purgatoire - 09 - La porte du Purgatoire et l'Ange gardien : les dragons (ou griffons).
- le Purgatoire - 26 - La lubricité : la composition de toute la scène ; le personnage central et son geste.

- le Purgatoire - 28 - Le Paradis Terrestre et le Bois sacré - Dante avec Virgile et Stace : le personnage central proche de l'attitude de Flore.

- le Purgatoire - 29 - Le spectacle céleste et le Léthé : le groupe des trois jeunes femmes, les dragons (ou griffons).
- le Purgatoire - 30 - Béatrice : les dragons, le serpent.
- le Purgatoire - 31 - Béatrice et le Léthé (illustration de la procession) : le groupe des trois jeunes femmes et un dragon.

- le Paradis - 01 - La montée au Paradis : les arbres et le personnage au centre porteur d'une épée (caducée ?).
- le Paradis - 02 - la Lune : le séjour des morts ?
- le Paradis - 05 - La Lune et la planète Mercure : le vêtement de la jeune femme.
- le Paradis - 06 - La planète Mercure et Justinien : les flammes (des étoiles) comme sur la cape de Mercure.
- le Paradis - 9 - La planète Vénus : l'attitude et le geste de la jeune femme. (commentaire du neuvième chant du Paradis.)

La Divine Comédie illustrée par Botticelli :
http://www.divinecomedy.org/divine_comedy.php3?gallery?contents

http://yrol.free.fr/LITTERA/DANTE/botticellipurga.htm

Des 100 planches sur parchemin qui étaient prévues, 92 ont été conservées : 85 se trouvent au Kupferstichkabinett de Berlin ; 7 sont conservées à la bibliothèque Vaticane de Rome.

 

 

Les différents éléments et personnages

2.1- Le tableau

 

Le tableau donne l'impression que l'on a fortement étêté le haut des arbres. Peut-être a-il été scié pour être amputé d'une vingtaine de centimètres. Il est privé de son ciel, à en paraître étouffant. Mais, peut-être, avec ses raisons, Botticelli l'a-t-il voulu ainsi.

Même Cupidon, petit Dieu adipeux aux ailes rognées, flottant tel un ballon captif au-dessus du personnage central, ne contribue guère à alléger l'ensemble.

Sans doute est-ce là une œuvre d'atelier car cette peinture semble être un bien travail trop important pour un seul peintre. Mais, seul Botticelli connaissait exactement le sens profond de l'œuvre. Secret bien gardé, même encore de nos jours !

Botticelli exprime une douleur retenue, muette, empreinte d'une incommensurable tristesse. Poignante, à bien observer chaque personnage qui participe au drame évoqué, loin de toute gaieté d'une éclosion printanière. La douleur est à découvrir dans l'opposition entre les gestes arrêtés et le calme des personnages qui ont perdu deux des leurs en pleine jeunesse, et la violence exprimée par les personnages porteurs de mort, l'ange - archer et Zéphyr.
Pour Botticelli, il aurait été de mauvais goût de montrer une douleur gesticulante et pleurante ; il a su exprimer " l'alliance si émouvante de la douleur et de la beauté " que Lessing trouve dans l'art grec. (Laocoon, p 79)
Au sujet de l'art grec et de sa " noble simplicité et grandeur tranquille " dans l'attitude et dans l'expression, Johann Joachim Winckelmann écrit : " De même que le fond de la mer reste toujours calme, si agitée qu'en soit la surface, de même les œuvres d'art des Grecs, quelle que soit la passion quelles expriment, trahissent une âme grande et paisible. " (Dans Lessing, Laocoon, p.46)

 

 

2.2- Proserpine, gardienne des Enfers

 

Comme les peuples de l'Orient et de l'Egypte antiques avant eux, les Grecs ont conçu des mythes de régénération de la nature. Le plus connu concerne les déesses Déméter et Perséphone, la mère et la fille qu'un amour indestructible unit pour toujours.

Le bois, si volontairement touffu et obscur, n'est pas un bois ordinaire : c'est un bois sacré. Mais ce n'est pas le bois de Vénus que quasiment tous les chercheurs ont voulu reconnaître dans le personnage central qui se tient pourtant à l'arrière-plan du tableau, plus loin que les autres personnages, sur le plan incliné que constitue le pré fleuri. Cette figure se détache sur la surface foncée d'un bosquet, auréole végétale, ainsi que Ginevra de' Benci dans le tableau de Léonard de Vinci.

vers 1474 - National Gallery - Washington

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Proserpine, la Junon des Enfers


Il s'agit non de Vénus, mais de Proserpine. (Désormais, les divinités porteront leurs noms latins).
Jamais, Botticelli, obnubilé à cette époque par la beauté, n'aurait peint Vénus affublée de si lourds vêtements. Il l'aurait peinte nue, ou presque nue, et non si lourdement drapée. Comme il le fit d'un voile léger dans La Naissance de Vénus.

Cette femme n'est point Aphrodite-Vénus, celle que la poétesse grecque Sappho chante ainsi : Amour, ministre charmant d'Aphrodite... et encore : Charmante Aphrodite, je vous ai envoyé des ornements de couleur de pourpre ; ils sont très précieux : c'est votre Sappho qui vous offre ces agréables présents...

Jacobsen parle ainsi de ce personnage central : "Giovane ancora, com'essa sembra, il primo giovanil fiore è già appassito. – Encore jeune, comme il semble, la première fleur de jeunesse a déjà flétri." Il ajoute qu'Hermann Ulmann doit avouer que cette Vénus "n'a même pas l'une des caractéristiques antiques" (p. 336)

Mais je ne suivrai pas Jacobsen lorsqu'il écrit p.336 : "La jeune femme absorbée dans son rêve, qui est le personnage principal de la peinture, est par conséquent Simonetta, avec sur son visage l'amour et la souffrance de ses dernières années, avec les vêtements qu'elle portait dans la vie, la belle Simonetta Cattaneo."

L'ensemble de la critique a reconnu Vénus, leurrée avec beaucoup de complaisance par la présence de son fils Cupidon dont le père était le dieu Mars.

Non, ce personnage central n'est pas Vénus, c'est Proserpine. Elle est dite fille de Jupiter et de la nymphe Styx, fleuve des Enfers qui donne l'invulnérabilité, et aussi fille du même Jupiter et de sa sœur Cérès. Les Grecs la nommèrent d'abord Coré ou Cora, " la jeune fille ", puis Perséphone. Enlevée par Pluton, son oncle et dieu des Enfers, qu'elle épouse ensuite, elle passe l'hiver aux Enfers et le reste de l'année avec sa mère. Elle est donc associée au renouveau printanier de la végétation. Le mythe de Perséphone, déesse des céréales comme sa mère, unit la fertilité du sol et la mort : les semences demeurent dans les ténèbres de la terre tout l'hiver pour se développer à l'air libre le reste de l'année. Dans les rites des mystères d'Éleusis, le retour sur terre de la déesse est pour les participants une promesse de leur propre résurrection.

C'est Mercure (Hermès grec) que Zeus envoie aux Enfers pour la ramener à sa mère. Mais ayant rompu le jeûne obligatire aux Enfers pour avoir mangé un grain de grenade offert malicieusement par Pluton, elle doit demeurer une partie de l'année sous terre.

Le poète latin Claudien (Claudius Claudianus, v. 365-408 ?) lui consacre son Enlèvement de Proserpine.

Au livre I, vers 1-4 :
Inferni raptoris equos afflataque curru
sidera Taenario caligantesque profundae
Iunonis
thalamos audaci promere cantu
mens congesta iubet.

" Les transports de mon âme me forcent de dévoiler par mes chants audacieux le larcin du roi des enfers, ses coursiers et son char effrayant les astres de leur rapide passage, et la couche ténébreuse de la Junon souterraine. " (Traduction de M. Geruzez)

Au livre II, vers 367-372 :
"Nostra potens Iuno tuque o germane Tonantis
et gener, unanimi consortia ducite somni
mutuaque alternis innectite colla lacertis.
Iam felix oritur proles, iam laeta futuros
exspectat Natura deos. Noua numina rebus
addite et optatos Cereri proferte nepotes."

" Ô notre mère ! Ô Junon des enfers ! [quel mot latin correspond à enfers ?] Et toi le gendre et le frère de Jupiter ! Goûtez en paix un sommeil qui resserre votre union ; que vos bras enlacés rapprochent tendrement vos têtes. Déjà s'élève une race fortunée, déjà la nature joyeuse attend ces dieux qui vont recevoir la vie. Donnez de nouvelles divinités au monde ; donnez à Cérès les rejetons que demandent ses vœux ! " (traduction Héguin de Guerle et Alphonse Trognon)

Texte latin :
http://agoraclass.fltr.ucl.ac.be/concordances/claudien_proserpine/lecture/16.htm

 

Virgile dans L'Énéide, livre VI, explique la légende du rameau d'or :

" Sur un arbre et dans son épais feuillage, est caché un rameau consacré à la Junon des Enfers ; sa tige légère et ses feuilles sont d'or, toute la forêt le dérobe aux yeux des mortels, et une vallée ténébreuse l'enferme dans ses ombres. Mais il n'est donné de pénétrer dans l'empire des morts qu'à celui qui a pu détacher de l'arbre le rameau d'or. C'est le présent que la belle Proserpine exige. Le rameau détaché, est soudain remplacé par un autre. "

Proserpine-Perséphone, une des principales divinités chthoniennes, est surnommée " Junon des Enfers ou Junon Infernale ou Junon souterraine " parce qu'elle est dans les Enfers l'équivalente de Junon sur l'Olympe : la reine, épouse du dieu souverain, Pluton-Hadès ou Jupiter-Zeus.

Ainsi cette femme centrale ne ressemble en rien aux Vénus de Botticelli, la déesse païenne de l'amour.

Proserpine se tient debout devant ce qui a été reconnu comme un myrte. Le myrte n'est pas le symbole exclusif de Vénus. Il est attesté à Jupiter, à la Muse Érato et il était porté dans le temple de Déméter et Perséphone lors des mystères d'Éleusis par les prêtresses et les mystes.

Aux Enfers, Perséphone tient une grande torche éclairant les lieux. Le nimbe autour de sa tête pourrait représenter la lueur de cette torche.

 

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Le geste de Proserpine

Certains historiens d'art ont cru avoir découvert le modèle dont Botticelli semble s'être inspiré : la Vierge de l'Annonciation de Alesso Baldovinetti (1427-1499) : femmes au même drapé, positions identiques des bras.

1- Sandro Botticelli
2- Alesso Baldovinetti - 1447 - Uffizi Gallery - Florence

De la main droite, Vénus effectue un geste de bienvenue qui, spatialement, s'adresse aux trois jeunes femmes, mais qui, plastiquement, s'adresse aussi au spectateur qui est ainsi invité à pénétrer dans son rayaume.

Le geste de Proserpine est à rapprocher avec peut-être plus de bonheur de celui que Botticelli prête à l'une des déesses dans sa fresque de 1486, Le Jeune Homme et les Arts (Lorenzo reçu par les Arts Libéraux), anciennement Villa Tornabuoni Lemmi di Careggi, près de Florence, et actuellement au musée du Louvre.

D'autres personnages de Botticelli ont le même geste, la même position cassée de la main.


Noces de Nastagio degli Onesti (détails) - 1483 - Palazzo Pucci - Florence

L'Histoire de Nastagio degli Onesti est une série de peintures de Sandro Botticelli exécutée en 1483 sur commande de Laurent le Magnifique afin de faire un cadeau nuptial à Giannozzo Pucci et Lucrezia Bini.


Tondo du Magnificat (détail) - 1481 - Galerie des Offices - Florence

Etude pour le retable de Saint Barnabé
Un des anges écartant les rideaux.

Le retable, daté de 1488, a tempera sur bois, est à la Galerie des Offices à Florence. Le même geste s'y retrouve plusieurs fois : pour écrire, pour saluer, pour désigner, dans le calme et la sérénité.

Le geste esquissé par Proserpine quelque ressemblance avec celui que Botticelli a donné à Marie dans son Annonciation de 1489 quand l'ange Gabriel vient la visiter.


Galerie des Offices de Florence

Cette main botticellienne dans Le Printemps, la paume tournée loin du corps, a-t-elle la signification que lui donne Emil Jacobsen : un geste de défense ?

"La sua testa si volge colla sua dolorosa espressione a sinistra profondamente assorta o come in ascolto di lontani suoni ; nello stesso tempo elle fa colla destra l'atto di difendersi. Perchè ? Da che cosa è ella agitata questa giovane donna ? Quali pensieri l'assalgono ? Perchè solleva essa la mano a difendersi ? Se noi possiamo indovinare il segreto di questa donna mesta, avremo nello stesso tempo sciolto l'enigma del quadro." – "Sa tête se tourne vers la gauche, avec une expression douloureuse, et en même temps, profondément absorbée par l'écoute de sons lointains. Elle a le geste de vouloir se défendre. Pourquoi ? Quel événement bouleverse cette jeune femme ? Quelles pensées l'assaillent ? Car ne lève-t-elle pas la main pour se défendre ? Si nous pouvons deviner le secret de cette femme triste, nous aurons l'énigme du tableau." (traduction personnelle)

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D'autres gestes identiques

Est-ce à son maître Filippo Lippi (1406-1469) que Botticelli, entré dans son atelier en 1465, a emprunté ce goût de l'idéal de beauté féminine qu'accompagne ce geste du bras et de la main ?


Filippo Lippi - L'Annonciation (détail) - 1440-1442
église San Lorenzo - Florence


Filippo Lippi - L'Annonciation " Scènes de la vie de la Vierge " (détail)
Fresque - 1467/1469 - Cathédrale - Spolète

Botticelli forma Filippino Lippi, le fils de Filippo Lippi, qui reprit ce même geste.


Filippino Lippi - Annonciation
avec le commanditaire Oliviero Carafa
(détail) - de 1489 à 1493
église Santa Maria sopra Minerva - chapelle Carafa - Rome

 


Giotto - Le sacrifice de Joachim (détail)
fresque - entre 1303 et 1305
chapelle Scrovegni - Padoue


La Chasse à la licorne - The Cloisters - New York

Leonardo da Vinci - Annonciation - 1472 - Galerie des Offices - Florence

 

Le fou de la reine (l'aubergiste)
in Libro di giuocho delli scacchi
gravure sur bois - 1493-1494 - Florence

 

Temple de Banteay Srei
(la citadelle des femmes, ou de la fortune)
Cambodge

Ces quelques exemples relevés dans l'œuvre de Botticelli lui-même ou chez d'autres artistes de son époque me font repousser l'interprétation de Jacobsen. Je veux lire dans ce geste, ainsi que dans le regard qu'elle pose sur nous et dans l'inclinaison de sa tête, davantage une invitation, une salutation, un accueil, une acceptation, un apaisement, que les traits du visage soulignent, qu'un refus ou une appréhension. C'est pour Botticelli un geste qui accompagne une contemplation et un détachement de tout le corps pour dissimuler, apaiser une angoisse, une fébrilité. C'est un geste qui esquisse la lutte intérieure contre toute émotion intense, toute tension perturbante. Il en est d'autres dans cette partie gauche du tableau où rôde et se complaît la mort, comme dans l'ensemble de l'œuvre : les gestes des trois jeunes femmes, celui de Mercure, tout de lenteur et de douceur.

 

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Les mystères d'Isis

 

Les Métamorphoses d'Apulée ont pu être également un texte qui a inspiré Botticelli, et pour le dessin et pour l'atmosphère qu'il voulait donner à son tableau. Lisons un extrait du Livre XI narrant l'initiation de Lucius dans les mystères d'Isis.
" (XI, 21, 6) La déesse tenait de la même main les clefs de l'enfer et celles des portes du salut.
(7) L'initiation était une sorte de mort volontaire, avec une autre vie en expectative. La déesse prenait le temps où l'on se trouve placé à l'extrême limite de la vie temporelle, pour exiger du néophyte la garantie du secret inviolable ; c'est alors que, par une sorte de renaissance providentielle, s'ouvre pour lui une existence de béatitude. "
" (23,7) J'ai touché aux portes du trépas ; mon pied s'est posé sur le seuil de Proserpine. Au retour, j'ai traversé tous les éléments. Dans la profondeur de la nuit, j'ai vu rayonner le soleil. Dieux de l'enfer, dieux de l'Empyrée, tous ont été vus par moi face à face, et adorés de près. Voilà ce que j'ai à vous dire, et vous n'en serez pas plus éclairés. Mais ce que je puis découvrir sans sacrilège aux intelligences profanes, le voici :
(XI, 24, 1) Le point du jour arriva ; et, les cérémonies terminées, je m'avançai couvert de douze robes sacerdotales, circonstance mystérieuse assurément, mais que rien ne m'oblige à taire, car elle eut de nombreux témoins.
(2) Une estrade en bois était élevée au milieu de l'édifice sacré. On m'y fit asseoir en face de la statue de la déesse, splendidement couvert d'une robe de dessus de lin à fleurs. Une précieuse chlamyde flottait sur mes épaules et descendait jusqu'à mes talons.
(3) Je me montrais chamarré, sous tous les aspects de figures d'animaux de toutes couleurs. Ici, c'étaient les dragons de l'Inde ; là, les griffons hyperboréens, animaux d'un autre monde et pourvus d'ailes comme les oiseaux. Les prêtres donnent à ce vêtement le nom d'étole olympiaque.
(4) Ma main droite tenait une torche allumée ; mon front était ceint d'une belle couronne de palmier blanc, dont les feuilles dressées semblaient autant de rayons lumineux. Tout à coup les rideaux se tirent, j'apparais comme la statue du soleil à la foule, qui fixe sur moi ses regards avides. Je célébrai ensuite mon heureuse initiation par un délicat et somptueux banquet. "

Avant de quitter le sanctuaire, Lucius adresse à la déesse cette prière :
" (XI, 25, 1) Divinité sainte, source éternelle de salut, protectrice adorable des mortels, qui leur prodigues dans leurs maux l'affection d'une tendre mère ;
(2) pas un jour, pas une nuit, pas un moment ne s'écoule qui ne soit marqué par un de tes bienfaits. Sur la terre, sur la mer, toujours tu es là pour nous sauver ; pour nous tendre, au milieu des tourmentes de la vie, une main secourable ; pour débrouiller la trame inextricable des destins, calmer les tempêtes de la Fortune, et conjurer la maligne influence des constellations.
(3) Vénérée dans le ciel, respectée aux enfers, par toi le globe tourne, le soleil éclaire, l'univers est régi, l'enfer contenu. À ta voix, les sphères se meuvent, les siècles se succèdent, les immortels se réjouissent, les éléments se coordonnent.
(4) Un signe de toi fait souffler les vents, gonfler les nuées, germer les semences, éclore les germes. Ta majesté est redoutable à l'oiseau volant dans les airs, à la bête sauvage errant sur les montagnes, au serpent caché dans le creux de la terre, au monstre marin plongeant dans l'abîme sans fond. "

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Le médaillon - la lune

 

 

Un cercle beaucoup plus petit que celui dans lequel il est inclus de façon tangente, délimitant ainsi un croissant d'or (à l'origine, et dans la tradition romaine, Junon personnifie le cycle lunaire) ; un carré rouge portant des signes difficilement déchiffrables (un rubis incrusté) inscrit dans le petit cercle.

Le Dictionnaire des Antiquités grecques et romaines de Charles Daremberg et Edmond Saglio à l'article Proserpina révèle :
" Le culte de Coré-Perséphone ayant suivi en général, à l'époque classique, puis à l'époque gréco-romaine, les destinées du culte éleusinien. Mentionnons seulement les altérations et les identifications nouvelles qui sont venues le compliquer. La première, qui remonte haut, est l'identification de Perséphone avec les déesses lunaires. Elle peut avoir eu pour cause la croyance, sans doute populaire, qu'on retrouve chez Pythagore, chez les Orphiques, chez Plutarque, à un séjour des morts non dans le royaume infernal, mais dans la lune. D'ailleurs l'idée de nuit et de lumière nocturne se lie assez naturellement à l'idée du royaume des morts. Chez Epicharme déjà, d'après Varron, Perséphone portait le surnom de Séléné. Les deux déesses lunaires, Hécate et Artémis, sont souvent, même dans la littérature classique, désignées comme filles de Déméter au même titre que Perséphone. Artémis a des épithètes communes avec elle. D'après un scoliaste de Théocrite, c'est Hécate qui est dépêchée par Zeus vers Hadès pour réclamer le retour de Perséphone sur la terre. Toutes ces confusions se résument chez les Orphiques en un syncrétisme des trois divinités, Artémis, Hécate et Perséphone. "

La lune, en ses diverses phases, est aussi symbole du temps qui passe. Ne disparaît-elle pas pendant trois nuits pour reparaître ?
Lucrèce écrit :

Denique cur nequeat semper nova luna creari
Ordine formarum certo certisque figuris
Inque dies privos aborisci quaeque creata
Atque alia illius reparari in parte locoque,
Difficilest ratione docere et vincere verbis,
Ordine cum videas tam certo multa creari.
It Ver, et Venus, et Veneris praenuntius ante
Pinnatus graditur, Zephyrus : vestigia propter
Flora quibus mater praespargens ante vias
Cuncta coloribus egregiis et odoribus opplet.
Inde loci sequitur Calor aridus, et comes una
Pulverulenta Ceres ; et Etesia fabra Aquilonum.
Inde Autumnus adit ; graditur simul Evius Evan.
Inde aliae tempestates ventique sequuntur,
Altitonans Volturnus et Auster fulmine pollens.
Tandem Bruma nives adfert, pigrumque rigorem
Reddit, Hyems sequitur, crepitans ac dentibus Algus.
Quo minus est mirum, si certo tempore luna
Gignitur et certo deletur tempore rusus,
Cum fieri possint tam certo tempore multa.

" Enfin, pourquoi n'y aurait-il pas une succession de lunes toujours nouvelles, produisant régulièrement dans un ordre fixe des figures déterminées et dont chacune née un jour s'évanouirait le lendemain, faisant place à une autre ? Il serait difficile de démontrer victorieusement le contraire, quand on voit tant de productions diverses se succéder dans un ordre aussi régulier. Le Printemps vient et Vénus avec lui ; en avant le héraut ailé de la déesse, Zéphyr ; sur les pas de Zéphyr, Flore sa mère leur prépare une route fleurie de couleurs et de parfums. A leur suite, voici l'été aride avec sa compagne, la poudreuse Cérès, et le souffle des vents étésiens. Puis c'est l'Automne ; avec lui marche Bacchus et son cortège. C'est ensuite le tour d'autres temps : les vents soufflent, le Vulturne gronde, l'Auster menace de sa foudre. Enfin la saison froide amène les neiges et l'engourdissement, c'est l'Hiver qui frissonne et qui claque des dents. S'étonnera-t-on maintenant qu'à date fixe la lune naisse et qu'à date fixe elle soit détruite, alors que tant de choses se manifestent à époques si marquées ? " (De rerum natura, De la nature des choses, Livre V, vers 766-780, traduction d'André Lefèvre.)

" La lune apparaît comme la grande épiphanie dramatique du temps. […] la lune est un astre qui croît, décroît, disparaît, un astre capricieux qui semble soumis à la temporalité et à la mort. […] Pendant trois nuits elle s'efface et disparaît du ciel, et les folklores imaginent qu'elle est alors engloutie par le monstre. Pour cette raison isomorphe, de nombreuses divinités lunaires sont chtoniennes et funéraires. Tel serait est le cas de Perséphoné, d'Hermès et de Dionysos. " (Gilbert Durand, p. 111)

" L'histoire des religions nous montre sur de nombreux exemples cette collusion du cycle lunaire et du cycle végétal. […] C'est pour cette raison que la lune est classée parmi les divinités chtonienne, à côté de Déméter et de Cybèle. […] D'où la surdétermination féminine et quasi menstruelle de l'agriculture. Cycles menstruels, fécondité lunaire, maternité terrestre viennent créer une constellation agricole cycliquement surdéterminée. " (Gilbert Durand, pp. 340-341)

Peut-être la couleur rouge concentrée au cœur du médaillon témoigne-t-elle de la puissance des forces souterraines et évoque-t-elle de la rose rouge qui symbolise un lien entre l'amour et le deuil et à laquelle sont liées dans la mythologie Proserpine et Vénus.


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Le nemus et le pré fleuri

 

En ce "jardin", ont été peints 500 spécimens de plantes dont 190 à fleurs parmi lesquelles 33 ont été repérées imaginaires. Dans l'herbier minutieusement peint, se trouve le pavot somniférum, symbole de la Gardienne des Enfers. Le site en anglais et en italien suivant qui identifie quelques fleurs du Printemps le signale :
http://www.thais.it/speciali/Primavera/analisi/analisi1.htm

http://www.thais.it/speciali/Primavera/iconografia/totale.htm


Parmi les fleurs sous les pieds de Proserpine :
le Pavot somniférum à fleur de Pivoine.

Dans ses solennités rendues à Cérès (mère de Proserpine), les fleurs étaient interdites parce que c'était en cueillant des fleurs que Proserpine avait été enlevée par Pluton. Le pavot seul lui était consacré, non seulement parce qu'il croît au milieu des blés, mais aussi parce que Jupiter lui en fit manger pour lui procurer du sommeil et une trêve dans sa douleur. Le pavot est aussi associé à Proserpine : ses vertus soporifiques symbolisent le sommeil annuel – si proche de la mort – de la Nature.

Le pré fleuri de ce tableau limité par des arbres pourrait évoquer le nemos grec, le nemus latin, le nemeton celte. Le mot vient du grec némos, pâturage, dérivé de némo, partager, mener paître. Il s'agissait d'une clairière dans une forêt où l'on menait paître les bêtes. L'une de ces éclaircies était un bois sacré lié aux divinités de la nature, l'un des plus anciens sanctuaires, antérieurs à la construction des temples élevés souvent au milieu de ces clairières. Les Romains nommaient ce bois sacré lucus dont la racine leuk se retrouve dans les mots lux, lucis, la lumière, luna, la lune, lustrare, purifier par un sacrifice, lustrum, lieu sauvage, escarpé, et luxuria, surabondance, exubérance dans la végétation. Selon Caton, dans De l'Agriculture, les Romains réalisaient un rituel, le lucum conlucare avant de délimiter une éclaircie dans un lucus. Le nemeton semble avoir été pour les Celtes "une projection idéale d'une portion de ciel sur la terre, une sorte de paradis, ou plutôt de verger merveilleux" selon la belle formule de Jean Markale (Merlin l'Enchanteur ou l'éternelle quête magique, Albin Michel, 2009).

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Le Vestibulum

 

Dans le bois, derrière Proserpine, il y a une trouée qui laisse apparaître un coin du ciel. C'est le Vestibulum, selon Virgile, dans l'Enéide (VI, vers 273-284). Il est, en partie, obstrué par un ormeau et ses rameaux : c'est la porte de l'Orcus qui donne sur le Tartare, toujours selon Virgile. C'est par cette entrée que les morts vont pénétrer en Enfer pour y être jugés selon la droiture de leur existence. Ils y seront jugés par Minos, Eaque et Radamante. Selon leurs mérites, ils subiront les affres de l'Enfer, le Purgatoire ou ils iront dans les Champs Elysées. Il leur suffira alors de boire de l'eau du Léthé pour enfin mériter l'oubli.

Vestibulum ante ipsum, primisque in faucibus Orci
Luctus et ultrices posuere cubilia Curae ;
pallentesque habitant Morbi, tristisque Senectus,
et Metus, et malesuada Fames, ac turpis Egestas,
terribiles uisu formae : Letumque, Labosque ;
tum consanguineus Leti Sopor, et mala mentis
Gaudia, mortiferumque aduerso in limine Bellum,
ferreique Eumenidum thalami, et Discordia demens,
uipereum crinem uittis innexa cruentis.
In medio ramos annosaque brachia pandit
ulmus opaca, ingens
, quam sedem Somnia uolgo
Pana tenere ferunt, foliisque sub omnibus haerent.

Devant l'entrée même, aux premières bouches d'Orcus,
les Pleurs et les Soucis vengeurs ont posé leurs lits ;
les pâles Maladies et la triste Vieillesse y habitent,
et la Crainte, et la Faim, mauvaise conseillère, et l'Indigence
qui fait honte, visions effrayantes, et le Trépas et la Peine ;
puis le Sommeil, frère du Trépas, et les Joies malsaines de l'esprit,
et, sur le seuil en face, la Guerre porteuse de mort,
et les chambres bardées de fer des Euménides, et la Discorde insensée,
avec sa chevelure vipérine entrelacée de bandelettes sanglantes.
Au centre d'une cour, étendant ses rameaux et ses bras chargés d'ans,
se dresse un orme touffu, immense :
les Songes vains, selon la légende,
y ont leur siège et sont collés sous chacune de ses feuilles

 

 

Ce pré fleuri, ces orangers en fleurs et en fruits, sont la preuve d'une existence continue, qui ne saurait s'achever. Perpétuelle fécondation, éternel renouveau, résurrection assurée. La mort n'y a pas sa place de prime abord ; elle est à découvrir dans les détails, sur les bords, aux limites du tableau où l'œil ne se dirige et ne s'attarde pas communément. Ce pré fleuri souligne davantage la permanence des corps qui ne disparaissent pas et la perpétuation de la vie qui ne se délite pas qu'il n'exprime le renouveau printanier après des mois de feuilles pourries, de branches mortes, de sols gelés, nus et enneigés. Ce pré fleuri, ces fleurs semées et ces orangers sont l'affirmation hautement clamée que Simonetta et Julien vivent encore et qu'ils reviendront.

 

 

2.3- Les trois Grâces ?

 

Que feraient ici les trois Grâces si leur mère Vénus n'y est pas ? Botticelli interprète leur représentation classique très librement en évoquant une sorte de danse, peut-être élégante et gracieuse, légère et sensuelle, mais assez triste toutefois. Le tableau de Botticelli est à mes yeux l'envers du printemps ; Prima vera rime avec Melancolia.

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Les Charites

Les Charites grecques ont été assimilées aux Grâces par les Romains. Leur parenté et leur origine divergent selon les traditions et les textes anciens : Hésiode, dans sa Théogonie, les dit filles de Zeus et d'Eurynomé, la plus belle des Océanides : "La fille de l'Océan, Eurynome, douée d'une beauté ravissante, conçut de Jupiter trois Grâces aux belles joues, Aglaia, Euphrosyne et l'aimable Thalie. L'amour, qui amollit les âmes, semble émaner de leurs paupières, et leurs yeux ont des regards pleins de charmes."
Pour certaines traditions, elles sont les filles d'Hélios (le Soleil) et d'Églé, ou de Dionysos et de Coronis (ou d'Héra). On les considère aussi comme filles de Zeus et d'Aphrodite (Vénus pour les Romains) et les Grecs associaient souvent les cultes d'Aphrodite et des Charites.

Euphrosyne, Thalia et Aglaé sont généralement représentées comme un groupe de trois jeunes femmes nues se tenant par les épaules, l'une regardant dans une direction opposée à celle des deux autres. Contrairement à la figuration habituelle, Botticelli a entrelacé les bras.

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Dans ce que Hubert Damisch, à la suite de Sénèque, nomme " la circulation des bienfaits " (Voyage à Laversine, Seuil, 2004, p. 19-20), le " bienfait " devient ici " mal fait " c'est-à-dire la mort que, selon moi, les trois regards féminins désignent suffisamment. Je considère que toutes les trois sont des jeunes femmes déjà mortes et que la description de Sénèque ne les concerne en rien.


Sénèque, De beneficiis, Des bienfaits, livre I, chapitre III. Traduction française de M. Charpentier et F. Lemaistre, Garnier, 1860.

http://agoraclass.fltr.ucl.ac.be/concordances/sen_bienfaitsI/lecture/3.htm

Tres Gratiae, et quare sorores sint, et quare manibus implexis, quare ridentes, iuuenes, et uirgines, solutaque ac pellucida ueste. Alii quidem uideri uolunt unam esse, quae det beneficium: alteram, quae accipiat : tertiam, quae reddat. Alii tria beneficiorum genera, promerentium, reddentium, simul et accipientium reddentiumque. Sed utrumlibet ex istis iudicauerim, quid ista nos iuuat scientia ? Quid ille consertis manibus in se redeuntium chorus ? Ob hoc, quia ordo beneficii per manus transeuntis nihilominus ad dantem reuertitur, et totius speciem perdit, si usquam interruptus est : pulcherrimus, si cohaesit, et uices seruat. Ideo ridentes : est aliqua tamen maioris dignatio, sicut promerentium. Vultus hilares sunt, quales solent esse qui dant, uel accipiunt beneficia. Iuuenes : quia non debet beneficiorum memoria senescere. Virgines : quia incorrupta sunt, et sincera, et omnibus sancta, in quibus nihil esse alligati debet, nec adscripti ; solutis itaque tunicis utuntur : pellucidis autem, quia beneficia conspici uolunt.

Les Grâces : pourquoi sont-elles au nombre de trois ? Pourquoi sont-elles sœurs ? Pourquoi les figure-t-on les mains entrelacées, l'air riant, jeunes, vierges, sans ceinture, et vêtues de robes transparentes ? Selon les uns, elles représentent la bienfaisance dans ses trois acteurs, celui qui donne, celui qui reçoit, celui qui rend : selon d'autres, sous ses trois faces : le bienfait, la dette, et la reconnaissance.
Quelle que soit, du reste, l'explication que j'adopte, peu importe cette vaine érudition. Leurs mains entrelacées, et ce groupe qui se replie sur lui-même, signifient, dit-on, que la chaîne du bienfait, en passant de main en main, revient toujours au bienfaiteur, entièrement détruite s'il y a solution de continuité, mais dans tout son prix et dans toute sa beauté, si les anneaux se suivent et se succèdent sans interruption. Elles ont le visage riant, parce que telle est la physionomie du bienfaiteur et de l'obligé. Le sourire de l'aînée a quelque chose de plus noble, comme celui du bienfaiteur lui-même. Elles sont jeunes, parce que la mémoire des bienfaits ne doit pas vieillir ; vierges, parce qu'ils sont purs, sans tache, et sacrés pour tout le inonde ; si leurs ceintures sont détachées, c'est que tout, dans les bienfaits, doit être libre et sans contrainte ; si le tissu de leur robe est transparent, c'est que les bienfaits veulent être aperçus.

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Dans une des trois fresques peintes en 1490 à la Villa Tornabuoni Lemmi di Careggi, Botticelli a peint la mère et ses trois filles.

Vénus et les Trois Grâces offrant des présents à une jeune fille
(ou Vénus présente les trois Grâces à Giovanna si les fresques ont été peintes
pour le mariage de Lorenzo Tornabuoni et de Giovanna degli Albizzi)
Fresque (2.83 m x 2.11m) - vers 1486 - actuellement au musée du Louvre

Dans les mythologies, les triades féminines se multiplient, se fractionnent, se regroupent, car le principe de leur fonction est d'expliquer l'inexplicable, l'obligatoire et l'impossible, la naissance et la mort, le mystère absolu de l'origine première et de la fin ultime.
La divinité du Destin a connu une tripartition qui a donné : les Moïraï ou Moires, les Parques, les Hespérides, les Kères, les Heures, les Nornes, les Grâces…

Le quatrième terme de ces triades de divinités féminines est évidemment l'être humain, dont le fil des jours, le fil de la vie, appartient aux déesses du Destin.

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Le chiffre 3

La première raison est que, comme Dante, Botticelli a eu besoin d'employer le chiffre trois, pour sa composition. Ainsi que le chiffre neuf. Chiffres essentiels pour Dante qui les retrouvait aussi bien dans la mythologie que dans la religion chrétienne.

Dans La Divine Comédie, le poète latin Stace est bien utile à Dante pour évoquer le chiffre 3 ; même s'il ne fait que de la figuration silencieuse, il complète le trio humain : il apparaît au Purgatoire pour guider Dante et Virgile et quand Virgile disparaît à la fin du Purgatoire, Stace demeure avec le narrateur et entre au Paradis. (Purgatoire, Chants 21 et 33)

Interprétons ces trois femmes si gracieuses dont Botticelli a eu besoin pour signifier le chiffre trois comme les égéries des poètes. Et avançons une pure hypothèse : celle de gauche pourrait être Béatrice Portinari (morte en 1290, à 26 ans), l'égérie de Dante, celle de droite Laure de Sade (morte en 1348 à 38 ans), dite Laure de Noves, l'égérie de Pétrarque.

 

La jeune femme au centre de la triade pourrait être Simonetta Vespucci que Botticelli devait considérer comme son égérie. Son visage ne ressemble-t-il pas au portrait "Cléopâtre" du Musée Condé de Chantilly, attribué peut-être à tort à Piero Di Cosimo en place d'Antonio del Pollaiolo ?

La vérification des dates de naissance des deux artistes : Antonio Pollaiolo (1432-1498) et Piero Di Cosimo (1462-1522) permet de s'apercevoir que le premier avait 44 ans et que le second était encore un adolescent de 14 ans à la mort de Simonetta Vespucci en 1476. Il paraît dès lors facile de décider que ce portrait est "probablement" posthume et qu'il s'agit d'une œuvre "de jeunesse" de Piero di Cosimo.

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Les fleurs

 

 

— Recensons les fleurs sous les pieds de celle que je nomme Simonetta :

1- les marguerites (pratolina en italien). Particulièrement aimée par les abeilles et les papillons, la marguerite est le symbole de l'amour pur et innocent. Dans le langage des fleurs, elle signifie " je pense à vous ; vous êtes la plus belle ; je vous aime ". La marguerite des prés, blanche ou rose, symbolise la simplicité du cœur, l'innocence, la pureté, mais aussi l'adieu.

2- la bourrache (borragine en italien). Elle signifie la constance du cœur et le bonheur dans l'amour : " vous êtes aimée depuis longtemps. " La bourrache est censée lutter contre la mélancolie et insuffler la force. Son nom vient du mot celtique "borrach" = courage.

3- la nigelle (nigella en italien) Son nom vient de l'adjectif latin "nigellus", de "niger" = noir, pour la couleur de ses graines. La "nigelle de Damas" est aussi appelée "cheveux de Vénus", à cause de l'extrême finesse aérienne du feuillage, ou encore "cheveux d'amour" pour signifier des liens d'amour.

 

— sous les pieds de celle qui pourrait être Béatrice Portinari :

La violette (viola en italien). Elle signifie la modestie, la simplicité et la pudeur.

 

— sous les pieds de celle qui pourrait être Laure de Sade :

1- la nigelle

2- le myosotis (non ti scordar di me en italien, "ne m'oubliez pas"). Dans le langage des fleurs, le myosotis signifie l'amour sincère mais aussi l'inquiétude de ne plus être aimé.

3- la capillaire (capelvenere en italien). Dans le langage des fleurs, cette plante indique la discrétion et le secret, un sentiment d'amour qui ne s'arrête pas devant l'adversité.

4- le crocus (croco en italien).Sa fleur passait pour avoir des propriétés aphrodisiaques. Il était considéré comme la fleur de la joie, de l'allégresse juvénile et du mariage d'amour.

5- l'euphorbe (euforbia en italien). Elle symbolise l'amour, et plus précisément : "c'est vous qui avez éveillé mon cœur".

6- la marguerite

7- la violette. La violette de Parme signifie : "laissez-moi vous aimer". Sur son exemplaire de Virgile, Pétrarque nota à la mort de Laure : " la malheureuse nouvelle me fut apportée à Parme par une lettre de mon ami Louis. Ce corps si beau et si chaste de Laure fut enseveli au couvent des frères mineurs, le jour même de sa mort à vêpres. " Botticelli le savait-il ?

http://www.thais.it/speciali/Primavera/iconografia/12.htm

 

 

2.4- Le chiffre 9

Dante confère le chiffre 9 :
– aux neuf cercles des enfers
– aux neuf gradins du Purgatoire où il retrouve Béatrice
– aux neuf cieux du Paradis (représentation du cosmos héritée de Ptolémée)
– et également à Béatrice.

Dans son tableau, peut-être trop chargé à son goût – mais respect du Maître oblige – Botticelli a placé neuf personnages.

 

 


2.5- Julien et Simonetta aux Enfers

Botticelli a peint Simonetta alors qu'elle s'apprête à descendre au Enfers. Elle en est au stade du renoncement. Elle ne porte aucun bijou, contrairement aux deux autres jeunes filles. Ses cheveux sont en partie dénoués. Sa fine chemise est dégrafée sur son épaule, ainsi exposée à la flèche que va tirer Cupidon. Cette flèche n'apporte pas l'amour, mais la mort.

 

 

Cupidon ?

Cupidon est une personnification du désir (cupido), de l'attraction amoureuse et de l'amour alors que sa mère Vénus incarne plutôt l'amour physique, la jouissance, la fécondité.

Le Cupidon de Botticelli a l'apparence d'un ange destructeur : Le Démon de la Mort.

Gotthold Ephraim Lessing, dans son texte écrit en 1769 " Comment les Anciens représentaient la Mort " en réponse à une critique de Christian Adolph Klotz sur son Laocoon, écrit :
" Il n'est pas vrai que tout garçon ou adolescent ailé doive être un Amour. L'Amour et la cohorte de ses semblables ont cet aspect en commun avec plusieurs autres esprits." (Gotthold Ephraim Lessing, Laocoon, [1766], traduction de Antoine Courtin (1866), revue et corrigée, avec une introduction de Jolanta Bialostocka, Hermann, 1990. p. 206)

 

La flèche qu'il destine à Simonetta doit lui rappeler qu'il est temps pour elle d'entrer au pays des ombres. Les flammes qui la terminent rappellent par leur forme les ailes des deux dragons du caducée de Mercure. La tuberculose pulmonaire ou phtisie (du grec phtisis, consomption), est une maladie qui a longtemps tué à petit feu. On parle d'inflammation des poumons, de symptômes et de fièvre inflammatoires, de partie enflammée des poumons…"

" On redoute trop les préparations mercurielles, telle que le sublimé. Je leur ai vu produire de très-bons effets dans cette maladie ". (Jean-Joseph de Brieude, Traité de phtisie pulmonaire, Paris, 1803, p. 47)

Son visage me paraît être celui d'un cruel petit monstre au rictus annonciateur de mort. Les yeux bandés peuvent signifier que la mort, comme l'amour, frappe également au hasard, sans distinction de sexe, d'âge ou de richesse, les humains.

 

Edouard POMMIER, dans son ouvrage Comment l'art devient l'Art dans l'Italie de la Renaissance, (Gallimard, 2007, p. 172) évoque une médaille de Giovanni BOLDU, actif de 1454 à 1475 :

" Boldù n'utilise pas le revers de la médaille de son portrait pour y placer un message d'une aussi haute portée. Artiste probablement très isolé (on ne sait presque rien de sa vie ni de sa carrière), il occupe ce champ par des références à la pensée et à la sculpture antiques. Sur l'une des médailles (il y a deux versions), on voit deux génies assis, dont la magnifique qualité plastique témoigne d'une connaissance directe de modèles hellénistiques : l'un d'eux est un Éros en génie de la mort, tenant d'une main un faisceau de flèches, tandis que l'autre se pose sur un crâne comme pour le caresser ; en face est assis un autre génie qui pleure en se voilant la face. Ce n'est plus la nudité héroïque du portrait en buste à l'avers, mais la nudité, peut-être chrétienne, de l'impuissance devant la fatalité de la destinée humaine. Avec une sobriété poignante, Boldù associe à son autoportrait une méditation d'une tristesse silencieuse sur la condition de l'homme. Car ici on est au-delà de la condition de l'artiste : Boldù s'en tient à l'homme. "

Très peu de joie dans ce tableau de Botticelli qui n'illustre guère ce quatrain du poète grec Théognis de Mégare :

L'amour se lève à son heure, l'heure même où la terre,
dans sa fécondité, se pare des fleurs du printemps.
C'est alors qu'Eros quitte Chypre, l'île resplendissante,
s'en va parmi les hommes et répand la joie sur la terre.

 

Toute la tristesse que nous lisons dans les regards et les attitudes des personnages féminins (à l'exclusion peut-être de Simonetta au premier plan) nous permet de connaître, voire de ressentir, la douleur du commanditaire et du peintre suite à la mort d'êtres chers que leur foi leur permettait espérer retrouver… mais en quel temps qui devait cependant leur paraître si éloigné. La myriade de fleurs écloses aux Champs Elysées, cueillies et jetées d'une main pleine, peuvent certes évoquer le printemps, mais Friedrich Max Müller (Mythologie comparée, Robert Laffont, 2002) nous rappelle que la mort était présente avant leur venue et que son retour est déjà prévu : " Nous savons où se dérobent les germes d'une vie nouvelle et du beau printemps futur ; mais qu'en pouvons-nous dire, sinon qu'ils gisent en des mains invisibles, dans les mains d'Hadès l'invisible, et que l'enfant ou le printemps ressuscitera quand Déméter et la terre auront recouvré les embrassements de Zeus, le ciel resplendissant ? " Après les rires et les émois de Déméter et de sa fille Perséphone retrouvée, la mère éplorée retrouvera sa solitude en un hiver si long… Le poète étatsunien naturalisé anglais Thomas Stearns Eliot unit très justement la vie et la mort en évoquant le printemps :

The Burial of the Dead
April is the cruellest month, breeding
Lilacs out of the dead land, mixing
Memory and desire, stirring
Dull roots with spring rain.

L'enterrement des morts
Avril est le plus cruel des mois, il engendre
Des lilas qui jaillissent de la terre morte, il mêle
Souvenance et désir, il réveille
Par ses pluies de printemps les racines inertes.
(The Waste land, La Terre gaste, 1922. Traduction Pierre Leyris)
http://www.bartleby.com/201/1.html

 

 

A fréquenter l'Academia noeplatonica de la villa Careggi, Botticelli sait que le néo-platonisme considère l'existence :

— de deux formes d'Amour qui est le désir de jouir de la beauté représentée par deux divinités jumelles. L'Amor divinus (l'amour céleste, peut-être représenté à l'extrême gauche par Mercure, tournant le dos aux autres personnages et à la terre, regardant vers le ciel) et l'Amor vulgaris (l'amour naturel qui convoque au mariage).
[L'Amor ferinus (amour charnel, bestial), troisième forme d'amour, est représenté à l'extrême droite du Printemps par l'agression subie par Chloris.]

— de deux Vénus (selon le texte du Banquet de Platon par la bouche de Pausanias (180c-182a) : Venus Coelestis, la Vénus céleste, fille d'Uranus et qui n'a point de mère et Venus Vulgaris, fille de Zeus (Jupiter) et de Dionée (Junon).

— de deux Erôs ou Amor qui accompagnent chacune de ces Vénus.

L'emploi d'un Erôs (Cupidon) " aveugle " par Botticelli serait passé pour une faute de goût dans ce milieu néo-platonicien des Médicis où se retrouvent les humanistes florentins.

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Erwin Panofsky, Studies in iconology, Oxford University Presse, 1939, Essais d'iconologie, Gallimard, 1967, traduction de Claude Herbette et Bernard Teyssèdre.
Chapitre IV : Le mouvement néo-platonicien à Florence et en Italie du Nord, p.151-254.

" L'idée d'amour est l'axe même du système philosophique de Ficino. L'amour est le moteur qui incite Dieu (ou plutôt par lequel Dieu s'incite) à dispenser Son essence dans l'univers : et qui en retour incite Ses créatures à s'unir à Lui. Selon Ficino, Amor n'est qu'un autre nom pour ce courant qui revient sur soi (circuitus spiritualis), qui va de Dieu à l'univers et de l'univers à Dieu. Aimer, c'est prendre place au sein de ce circuit mystique.

L'amour est toujours désir (desiderio), mais tout désir n'est pas amour. Lorsqu'il reste sans relation avec les facultés de connaissance, le désir demeure au niveau d'une simple impulsion naturelle, comme la force aveugle qui fait pousser la plante ou tomber la pierre. C'est seulement lorsque le désir, guidé par la virtù cognitive, prend conscience d'un but suprême qu'il mérite le nom d'amour : ce but suprême étant cette bonté divine qui se manifeste comme beauté, il faut définir l'amour : un " désir de jouir de la beauté ", ou, tout simplement : desiderio di bellezza. Cette beauté, nous ne l'oublions pas, est répandue à travers tout l'univers : mais elle existe principalement sous deux formes, que symbolisent les " Deux Vénus " ou " Vénus jumelles ", comme les appellent souvent les néo-platoniciens) dont il est question dans Le Banquet de Platon (180c-182a).

Venus Coelestis est la Vénus céleste, fille d'Uranus : elle n'a point de mère, ce qui signifie qu'elle appartient à une sphère tout à fait immatérielle, car le mot mater (mère) était associé au mot materia (matière). Elle demeure dans la zone de l'Intellect Cosmique : et la beauté qu'elle symbolise est la splendeur première et universelle de la divinité. Aussi peut-on la comparer à " Caritas ", médiatrice entre l'intelligence humaine et Dieu.

L'autre Vénus, Venus Vulgaris, est fille de Zeus (Jupiter) et de Dioné (Junon). Elle demeure dans la zone intermédiaire entre l'intellect Cosmique et l'univers sublunaire, c'est-à-dire dans le domaine de l'Âme Cosmique, (la traduction : " Vénus terrestre " n'est pas tout à fait correcte ; mieux vaudrait la nommer " Vénus naturelle "). La beauté qu'elle symbolise est par suite une image particularisée de la beauté première, non plus séparée du monde corporel, mais incarnée en lui. Alors que la Vénus céleste est une " intelligentia " pure, l'autre Vénus est une vis generandi qui, comme la Venus Genitrix de Lucrèce, donne vie et forme aux choses de la nature, et rend ainsi accessible à notre perception et notre imagination la beauté " intelligible ".

L'une et l'autre de ces Vénus est accompagnée d'un Erôs ou Amor, de même nature, qu'à bon droit on considère comme son fils parce que chaque forme de beauté fait naître une forme d'amour correspondante. L'amour céleste (Amor divinus) s'empare de la plus haute faculté en l'Homme l'Intellect et l'incite à contempler la splendeur " intelligible " de la beauté divine. Le fils de l'autre Vénus, l'Amor vulgaris, se saisit des facultés intermédiaires en l'Homme l'imagination et la perception sensible et l'incite à procréer, dans le monde physique, une image de la beauté divine.

Pour Ficino, les deux Vénus et les deux amours sont " honorables et dignes d'éloges ", car tous deux tendent à la création de beauté, chacun à sa manière propre. Il y a cependant une différence de valeur entre une forme d'amour " contemplative " qui s'élève du visible et du particulier vers intelligible et l'universel, et une forme d'amour " active " qui trouve satisfaction sans sortir du domaine visible ; et il ne faut accorder aucune valeur du tout au simple plaisir charnel, qui déchoit du domaine visible dans le tactile et qui ne saurait, aux yeux d'un platonicien qui se respecte, mériter le nom d'amour.

Seul celui dont l'expérience visuelle n'est que le premier pas (encore qu'inévitable) vers la beauté intelligible et universelle atteint au niveau de cet " amour divin " qui fait de lui l'égal des Saints et des Prophètes. Celui qui se contente de la beauté visible demeure dans le domaine de l'" amour humain ". Et celui qui est insensible même à la beauté visible, ou s'en tient à la débauche, ou, pis encore, abandonne pour les plaisirs sensuels un état de contemplation précédemment atteint, devient la proie d'un " amour bestial " (Amor ferinus) qui, pour Ficino, est une maladie plutôt qu'un vice : une forme de folie causée par l'accumulation dans le cœur d'humeurs nocives.
[…]
Nous comprenons aisément comme cette philosophie ne pouvait manquer de stimuler l'imagination de quiconque, en une période de tension psychologique croissante, aspirait à trouver de nouvelles formes d'expression pour les conflits terrifiants, mais féconds, de l'époque : conflits entre liberté et contrainte, entre loi et pensée, entre désirs sans bornes et assouvissements limités. En même temps, cependant, l'éloge d'un amour sublime, qui, tout en étant séparé des " viles impulsions ", autorisât à prendre un plaisir intense à la beauté visible et tangible, ne pouvait manquer de flatter les goûts d'une société raffinée
ou qui se voulait telle. " (p. 214-218)

http://remacle.org/bloodwolf/philosophes/platon/cousin/banquet.htm

 

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Erwin Panofsky, Chapitre IV : L'Amour aveugle, p.151-204.

p. 151-154 " Le petit garçon ailé, armé de l'arc et de la flèche, était une figure très familière à l'art hellénistique et romain. Seulement, à l'époque classique, cette figure n'était aveugle que par exception en littérature, et ne l'était jamais dans les arts visuels.

" Celui qui aime s'aveugle sur ce qu'il aime et il juge mal le juste, le bien et l'honnête, parce qu'il croit devoir préférer son intérêt à la vérité. " (Platon, Les Lois, V, 731e)

Voilà une croyance qui bien sûr est fréquemment exprimée en littérature classique, où abondent des expressions telles que caecus amor, caeca libido, caeca cupido, caecus amor sui . Mais cet aveuglement caractérise l'amour en tant qu'émotion de l'âme, souvent de nature nettement égotiste. Lorsque l'Amour est envisagé en tant que personnage, comme par exemple quand Properce le décrit dans une élégie célèbre " tel que les artistes le voient, il apparaît en enfant nu, ailé, porteur d'arc et de flèches, ou d'une torche, ou tout à la fois de celle-ci et ceux-là. Tels sont ses attributs dans l'Octavia de Sénèque, dans l'Âne d'Or d'Apulée et en mainte épigramme hellénistique. […] L'Antiquité n'a laissé qu'un court poème latin où Cupidon soit décrit comme aveugle — et ce poème est de date fort tardive, d'authenticité quelque peu douteuse.

Les innombrables représentations de Cupidon dans l'art hellénistique et romain s'accordent avec les descriptions de Properce, Sénèque et Apulée. Il n'en est aucune où figure le motif des yeux bandés […] (les écrivains de la Renaissance avaient pleine conscience que Cupidon n'était pas aveugle dans l'art antique). […] Les rares œuvres d'art byzantin et carolingien où l'image de Cupidon enfant et nu, comme de bien d'autres divinités païennes, soit rappelée à la vie en puisant sans intermédiaire aux sources classiques, confirment comme le motif des yeux bandés restait étranger à l'iconographie grecque et romaine. Il n'est présent dans l'art byzantin, ni sur les coffrets à rosette, ni dans les illustrations d'Oppien où Erôs apparaît comme la grande force qui régit les instincts des dieux, hommes et animaux ; pas davantage dans les miniatures carolingiennes qui illustrent les manuscrits du De Universo de Rahan Maur et de la Psychomachia de Prudence, où Cupidon et son prétendu frère Jocus sont représentés en fuite, entraînés dans l'ignominieuse débâcle de la Luxure.


p. 170-173
" En France et dans les Flandres, d'autre part, l'influence de la tradition picturale sous le charme du Roman de la Rose et d'autres poèmes semblables était si vigoureuse que le " Cupidon des mythographes ", tel qu'il apparaît dans illustrations de l'Ovide Moralisé et dans les images qui s'en inspirèrent, quoique aveugle, à conserver les vêtements princiers, l'aspect adulte du " Dieu Amour " ; et ceci en dépit du fait que les textes mêmes illustrés par ces images aux yeux bandés eussent explicitement requis une figure d'enfant nu — exemple instructif de l'obstination dont font preuve certaines traditions bien établies de représentation à l'encontre des exigences de textes écrits.

Ce fut au cours des Trecento et Quattrocento italiens que la processus de ce que nous avons nommé " pseudomorphosis " devait parvenir son terme. Alors Cupidon, en conservant son sexe, mais prenant une taille enfantine, perdit ses vêtements et devint ainsi le populaire garzone ou putto de l'art de la Renaissance et l'art baroque, pour assurer à nouveau, mise à part sa cécité toute récente, l'aspect du puer alatus classique.

Toutefois, même en Italie, cette évolution ne fut pas un développement sans heurts. Pendant quelque temps, on ne fit aucune distinction fondamentale entre l'image d'un personnage nu aux yeux bandés, qui répondait aux textes mythographiques, et de ce type hybride, élaboré en France, qui associait aux yeux bandés les atours princiers du " Dieu Amour " ; et le Cupidon typique de la Renaissance, dont Piero della Francesca offre un superbe exemple à San Francesco d'Arezzo, eut à se dégager d'une image à l'aspect fort bizarre, en vérité démoniaque. Cette image apparut dans un groupe de représentations où Cupidon est dépeint en garçon ailé, nu ou à peu près nu, et témoigne ainsi des premiers retours au type classique ; mais il n'a pas seulement les yeux bandés : il a aussi les pattes griffues qu'on attribuait aux images du Diable et parfois de la Mort. Par cette marque nouvelle dont on le stigmatisait, Cupidon était effectivement transformé en ce diavolo auquel Federico dell'Amba l'avait comparé dans l'un de ses sonnets.
Le mieux connu parmi les exemples de ce type se trouve dans l'allégorie giottesque de la Chasteté (aujourd'hui généralement datée aux environs de 1320-1325) à San Francesco d'Assise.

Giotto, Les vertus franciscaines, fresque
allégorie de la chasteté, détail. 1330
Assise, église inférieure Saint-François

[…] D'étranges images comme celle-ci ont le don de réapparaître sporadiquement durant des siècles, et les Cupidons à pattes griffues ne font pas défaut aux périodes postérieures. On en trouve au Quattrocento sur quelques tondi et panneaux de coffre : et l'on voit un Cupidon non seulement pourvu de serres, mais encore d'une couronne de roses et d'une ceinture de cœurs sur une tapisserie du XVIe siècle illustrant le Triomphe de l'Amour de Pétrarque. [tapisserie flamande du XVIe siècle,Vienne, Gobelinsammlung].

Mais ces exemples tardifs dérivent de toute évidence de la figure d'Assise et ne informent guère sur son origine.

 

Allégorie de l'Amour, v. 1370
fresque du château de Sabbionara sul Avio

Dans le château de Sabbionara di Avio, cependant, nous trouvons une curieuse peinture murale (probablement exécutée vers 1370), qui ne peut dériver de la fresque d'Assise, mais doit se rattacher à une tradition distincte, et, selon toute apparence plus ancienne. Car si le Cupidon de Sabbionara comme celui d'Assise, est aveugle (autant qu'on en puisse juger d'après ce qui reste de sa tête), ailé, nu, enfantin, armé d'un arc et de flèches et doté de serres de griffon, il ne porte pas de cœurs à sa guirlande et, ce qui ne laisse pas de surprendre, il apparaît debout sur un cheval au galop.

Ainsi le Cupidon à pattes griffues existe sous deux versions indépendantes : soit à pied, avec une ceinture de cœurs ; soit à cheval, et sans elle. On peut en déduire que l'une et l'autre de ces versions dérivent d'une commune source, qui comportait à la fois la guirlande de cœurs et le cheval. Or, cette commune source nous a été transmise, par une curieuse fortune, non sous sa forme directe, mais délibérément inversée ; description pourtant si précise et si complète qu'il est seulement besoin de convertir les signes, pour ainsi dire, du positif au négatif, pour reconstituer l'original. Cette inversion fut opérée, non sans laborieux efforts, par un poète et juriste érudit et amateur d'art, nommé Francesco Barberino, qui, avant 1308, composa, rédigea, illustra et commenta tout au long un traité qui a pour titre Documenti d'Amore.


Francesco Barberiono, Amor Divino, avant 1318
Bibliothèque Vaticane, détail du Cod. Barb., 4076, fol. 99.
http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Fortress-of-love-documenta-amoris-barberino.jpg

p. 177 " Lorsque cette image d'enfant nu, aux yeux traditionnellement et significativement bandés, se fut partout répandue, le motif du bandeau perdit souvent le sens qui lui était propre. Il devint le plus souvent dans l'art aussi commun et peu chargé de sens que les expressions il fanciul cieco — l'enfant aveugle —, ou " le dieu aveugle " en poésie. La majorité des artistes de la Renaissance, le vulgo de'moderni pittori, pour reprendre les termes d'Andrea Gesualdo, commentateur humaniste de Pétrarque, commença à faire usage presque indifféremment du Cupidon aveugle et du Cupidon clairvoyant. "


p. 181-182
" Comme on pouvait s'y attendre, les porte-parole des théories néo-platoniciennes pendant la Renaissance, réfutèrent la croyance que l'Amour fût aveugle avec autant d'ardeur qu'au Moyen Age les champions de l'Amour poétique ; et s'ils firent usage de la figure de l'Amour aveugle, ce fut pour servir de repoussoir à la conception exaltée qui leur était propre. Pourtant il faut noter que parfois leurs arguments se fondent sur des considérations d'ordre non seulement philosophique, mais aussi archéologique.

" L'Antiquité grecque et romaine ignorait tout d'une prétendue cécité de l'Amour ", écrit Mario Equicola dans son traité fameux Di Natura d'Amor " et le proverbe dit que l'amour naît de la vue. Platon, Alexandre d'Aphrodisias et Properce, qui décrivent distinctement l'image de Cupidon, ne lui attribuent point de bandeau, ni ne le donnent pour aveugle.

Ainsi, le bandeau qui couvre les yeux de Cupidon, bien qu'il soit employé dans l'art de la Renaissance à tort et à travers, tend à conserver sa signification spécifique chaque fois qu'une forme inférieure d'amour, purement sensuelle et profane, est délibérément mise en contraste avec une forme supérieure, plus spirituelle et sacrée, qu'il s'agisse d'amour conjugal, " platonique " ou chrétien. Ce qui, au Moyen Age avait été alternative entre " Amour poétique " et " Cupidon mythographique " est devenu rivalité entre Amor sacro et Amor profano.

Par exemple, lorsque Cupidon triomphe de Pan, qui représente les appétits purement naturels, il n'est jamais aveugle. En revanche, lorsqu'il est enchaîné et châtié ses yeux sont presque invariablement bandés. Cela se vérifie en particulier dans les représentations les plus soignées de la rivalité entre Erôs et Antérôs, qui lors de la Renaissance fut souvent interprétée à tort comme un conflit entre l'Amour sensuel et la Vertu. La fonction de l'Antérôs classique, que l'on tenait pour fils soit de Vénus soit de Némésis, avait été de garantir la réciprocité dans les relations amoureuses ; mais alors que les archéologues érudits l'avaient clairement compris, les moralistes et humanistes de tendance platonisante étaient enclins à interpréter la préposition "ant–" dans le sens : " à l'encontre ", au lieu de " en retour ", métamorphosant ainsi le dieu de l'Amour Partagé en personnification de vertueuse pureté ! "

 

1- Piero della Francesca, L'Amour aveugle, Arezzo, San Francesco.
2- Lucas Cranach l'Ancien, 1530, Cupidon ôte son bandeau, Philadelphia, Museum of Art.
http://www.pandorawordbox.com/image.php?image=011621020
3- Gherardo di Giovanni, Le combat entre l'Amour et la Chasteté, 1480-1490, Londres, National Gallery.
http://commons.wikimedia.org/wiki/File:Gherardo_di_Giovanni_del_Fora_001.jpg

" Qu'un peintre provincial d'Allemagne comme Lucas Cranach ait représenté Cupidon ôtant le bandeau de ses yeux en vertu des enseignements de Platon, voilà une preuve éloquente de la popularité qu'avait atteinte au premier quart du XVIe siècle la théorie platonicienne de l'amour. " (p. 203)

 

 

Mercure

 

Séguita un pastore schiavone :
State tenta, bragata ! Bono argurio,
poiché di cevolo in terra vien Marcurio.

Un berger slave poursuit :
Attention, bounes gens ! Favorable argure,
puisque du cieux sur la terre s'en vient Marcure !

Angelo Poliziano, La Fabula di Orpheo, entre 1472-1483

 

 

Le personnage à l'extrême gauche est évidemment Hermès /Mercure.

Zeus choisit son plus jeune des fils, Hermès, pour être son messager. Chaussé de sandales ailées, il préside ainsi à toutes les formes de passage : échanges entre les humains, port des messages entre dieux ou passage d'un monde à un autre. Dieu psychopompe c'est-à-dire "conducteur des âmes", il est fortement lié à la mort : muni du caducée, emblème de cette circulation entre les mondes, ainsi que de la balance qui sert à peser les âmes, il conduit les âmes des morts aux Enfers avec ses collègues Apollon, Charon, Orphée et autres ; il arrive qu'il les ramène sur la terre. Selon Eschyle, " le grand Hadès demande compte aux hommes de leur vie ; sa mémoire n'oublie rien, son esprit examine tout. " Il est assisté dans son jugement par trois princes légendaires, Minus, Rhadamanthe et Eaque. Les âmes de ceux qui se sont rendus coupables de crimes sont conduites dans les profondeurs du Tartare pour de terribles châtiments. Les justes gagnent le séjour des bienheureux, les Champs Elysées, à l'abri du Léthé, le fleuve de l'oubli.

Il assiste Pluton lors de l'enlèvement de Proserpine. Les écrits antiques notent qu'on ne pouvait mourir sans qu'il eût totalement tranché les liens qui rattacheraient l'âme au corps.

Son manteau est couvert de flammes à l'envers, symbole de la mort. Ces langues de feu sur la chlamyde d'Hermès (tel que l'atteste un dessin archaïque chez Cyriaque d'Ancône dont Dürer fera lui aussi un dessin) étaient un des attributs de ce dieu psychopompe .

Il doit accompagner Simonetta à l'entrée du Tartare pour la confier à Proserpine, la gardienne des lieux. Mais Simonetta regarde le dieu avec intérêt et anxiété. Mourir à 23 ans de tuberculose crée beaucoup d'angoisse.

Dans les Hymnes homériques à Déméter , il se préparer à rejoindre les Enfers pour ramener Proserpine auprès de sa mère :
" Et après que le retentissant Zeus qui regarde au loin eut entendu ces paroles, il envoya dans l'Erébos le Tueur d'Argos à la baguette d'or, pour exhorter Aidés par de flatteuses paroles, et pour que celui-ci laissât la chaste Perséphonéia revenir à la lumière, vers les Dieux, du fond des noires ténèbres, afin que sa mère, l'ayant vue de ses yeux, déposât sa colère.
Hermès ne refusa point d'obéir, et, laissant l'Olympos, il s'enfonça, rapide, dans les profondeurs de la terre. Et il trouva le Roi dans ses demeures, assis sur un lit avec sa femme vénérable, attristée par le regret de sa mère qui, à cause des actions intolérables des Dieux heureux, persistait dans sa ferme volonté. "

" Selon l'histoire des religions, Hermès serait le dieu des Pélasges, substitut d'une Grande Déesse de la génération et de la fécondité et coifferait la triade des Cabires. La tétrade cabirico-hermétique semble donc formée de l'antique triade à laquelle s'ajoute la Déesse Mère sous la forme de son substitut masculin : le Fils. Sur de nombreux miroirs étrusques, Przyluski relève une significative iconographie : aux personnages cabiriques " phases temporelles ", s'adjoint une intention dramatique : " Le thème de la mort et de la résurrection s'ajoutant pour indiquer l'instabilité du présent qui meurt et renaît perpétuellement. " C'est donc cette trinité qui " en bloc forme une quatrième personne ". L'historien des religions repère un tel phénomène dans les tétrades zervanistes comme dans la théologie pehlvie. C'est donc un seul personnage divin qui assume les phases successives que symbolisait la triade. " (Gilbert Durand, p. 347)


Mercure, pourtant surnommé Mercurius matutinus, Mercure du matin, regarde ici vers l'ouest, le couchant, vers la mort à laquelle personne n'échappe, quelle que soit sa puissance. Mercure tourne le dos aux trois jeunes filles, à toute la scène, il ne regarde pas en arrière, il ne se retournera pas comme le fit Orphée, abandonnant ainsi Eurydice aux Enfers. C'est bien Mercure qui selon la légende guide Eurydice et Orphée à travers les Enfers. Julien veut revenir avec Simonetta ; plutôt, ce sont leurs familles, leurs amis, Botticelli, qui voudraient les voir revenir, même s'ils savent cela impossible. A moins que l'on pense à la réincarnation et que l'on ait à l'esprit les écrits de l'Académie florentine, de Gémiste Pléthon à Marsile Ficin.

 

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Ne pas se retourner, ne pas voir !

 

Le comportement de l'être humain face à la mort (à sa propre mort) n'a pas changé depuis ses origines les plus lointaines : c'est toujours une attitude de négation absolue qu'expriment les mythologies et les religions, la foi en l'immortalité.

Il me semble que Botticelli évoque dans cette scène un autre mythe, celui d'Orphée et de la nymphe Eurydice, qui piquée par un serpent, meurt au cours d'une promenade. Désespéré, Orphée descend aux Enfers pour chercher son épouse. Par la grâce de sa musique, il charme les monstres et dieux des Enfers, les Danaïdes, Hadès et Perséphone, qui consentent à lui rendre Eurydice. Mais à la condition que, remontant vers le jour suivi d'Eurydice, Orphée ne se retourne pas pour la voir avant de quitter le royaume des Enfers. Mais saisi d'un doute, il se retourne pour voir, et Eurydice meurt une seconde fois.

Ici, Mercure ne regarde pas la scène " printanière ". Il lui tourne le dos, résolument.

Pourquoi cet interdit de se retourner, de regarder en arrière ? Parce que l'enjeu de ce retournement, de cette inversion, touche le problème crucial de la vie et de la mort. Le trajet qui conduit à la mort est irréversible ; il n'y a pas de retour.

Une autre symbolique est aussi à l'œuvre, celle de la vision, de l'œil et du regard, symbolique universelle dans les mythes et rituels. Il s'agit soit de regarder ce qu'il ne faut pas voir, soit au contraire de ne pas voir, avoir vu ou voulu voir ce l'on aurait dû voir. Voir et savoir. " Ça voir ". Pour exemples : Œdipe se crève les yeux pour se châtier de n'avoir pu voir et reconnaître son père et sa mère, et conjurer ainsi le meurtre et l'inceste. Jocaste se suicide pour n'avoir pas vu ce qu'elle aurait pu et dû voir. Narcisse meurt d'avoir enfreint l'interdit oraculaire de se regarder lui-même dans un miroir.
Le sort tragique de ces deux héros mythiques n'est connu que de leurs mères, averties par une prédiction, mais qui dissimulent ce secret. Narcisse et Œdipe sont les instruments inconscients du fatum. " Nul ne peut échapper à son destin narcissique et œdipien " : telle est la leçon que le mythe énonce.

Orphée connaît lui aussi la punition attachée au " voir " : parjure à sa parole donnée aux dieux, il est puni par la seconde mort d'Eurydice, sans retour possible.

Mercure est le dieu des voyageurs : peut-être une des raisons pour lesquelles Botticelli l'a choisi. Le thème du chemin, du voyage, est une constante primaire du mythe universel car il est la représentation le plus commune de la vie, du voyage sans retour, de l'irréversible à la fois dans l'espace et dans le temps.

Averti, Hermès/Mercure - Julien de doit pas commettre la même erreur :
" Ô toi, Julien - Hermès/Mercure, ne te retourne pas ! Simonetta est bien derrière-toi, elle te regarde, elle te voit ! Mais toi, tu ne peux la voir ! Tu l'as promis à Perséphone. Patience !
Dieu démiurge, de ton caducée où s'ébrouent les serpents qui revivent et reviennent à la lumière, organise le Chaos des nuages pour que la vie apparaisse, ré-apparaisse. Tu en as le pouvoir, comme celui de faire commerce des grains. "

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Angelo Poliziano dit Politien sera ici d'une grande importance. En 1480, à Mantoue, à une occasion encore discutée (banquet offert pour la fin du carême par Frédéric de Gonzague, noces de François de Gonzague et d'Isabelle d'Este), il écrit une pièce de théâtre, un drame en un acte de 401 vers, La Favola d'Orfeo, La Fable d'Orphée. Parmi les personnages, il y a bien sûr Orphée et Eurydice, mais aussi Mercure, Pluton et Proserpine, divinités régnant sur un enfer païen (et non chrétien et médiéval), auxquels s'adjoignent Minos, une Furie.

Virgile relate que la mort d'Eurydice, poursuivie par Aristée, est causée par un serpent caché dans l'herbe haute. Pour Ovide, Eurydice meurt piquée par un serpent au cours d'une simple promenade.
Le serpent symbolise à la fois la mort et la renaissance.
Il existe une relation entre les concepts de " dieu ", " serpent " et " art de la médecine ". Le serpent et le caducée sont le symbole de la médecine et des officines de pharmacie. Ainsi, la guérison (et en son aboutissement le plus aigu, la résurrection) se rattache au dieu (Mercure) et au serpent. Flore-Simonetta en porte trace sur ses manches !

Politien applique le thème de la beauté qui engendre l'amour à la nymphe Eurydice, réplique de Simonetta Vespucci qu'il a déjà chanté dans la strophe 55 du Livre I des Stanzes lors de sa mort :

Poi con occhi più lieti e più ridenti,
tal che 'l ciel tutto asserenò d'intorno,
mosse sovra l'erbetta e passi lenti
con atto d'amorosa grazia adorno.
Feciono e boschi allor dolci lamenti
e gli augelletti a pianger cominciorno ;
ma l'erba verde sotto i dolci passi
bianca, gialla, vermiglia e azurra fassi.

http://www.liberliber.it/mediateca/libri/p/poliziano/stanze_de_messer_angelo_etc/pdf/stanze_p.pdf


Dans L'Orfeo les vivants évoluent dans un cadre bucolique des plus traditionnels, comme il en est dans Le Printemps : pré fleuri, bois ou forêt pour Orphée. La beauté de Simonetta comme celle d'Eurydice, même dans la mort, émeuvent l'univers qui demeure serein et lumineux.

Ce drame est construit sur le schéma des mystères religieux où, traditionnellement, un ange tient le rôle de narrateur ; ici c'est Mercure, le messager des dieux, qui présente l'histoire.
A l'instar de La Fable d'Orphée où l'amour et la douleur d'Orphée s'exprime par le chant et la musique, Le Printemps présente un monde où le vrai drame n'est pas représenté explicitement et offre des nudités, des fruits et des fleurs à profusion.

Ces deux œuvres désirent donner " réalité " à un vieux rêve humain : triompher de la nature, et surtout de la mort par la force de l'expression artistique sous toutes ses formes. Dans le mythe d'Orphée et Eurydice, ce rêve des humanistes et mécènes de la Renaissance s'accomplit par le pouvoir de la chanson du poète et dans Le Printemps, l'espoir est confié à la peinture. Car seuls le poète, le peintre, le sculpteur peuvent l'emporter sur la mort en la niant, sinon sur l'oubli, et le silence et l'immobilité incommensurables de celle ou celui qui n'est plus. La Mort qu'Ovide dans les Métamorphoses appelle le " vaste royaume du silence ", le silence aussi des divinités infernales que Virgile nomme dans l'Enéide les " Silencieux ".

Eurydice est considérée aussi comme la sagesse platonicienne : Ficin le dit dans une lettre à Braccio Martelli en 1490 : " Mais de son vivant notre Platon, mon cher Braccio, a autant aimé la belle Eurydice que ne fit Orphée : par Eurydice, je veux dire l'ampleur du jugement. " En plus de sa signification légendaire, le Quattrocento italien accorde au personnage d'Orphée, comme la tradition médiévale, une valeur allégorique et quasi philosophique.

http://fr.wikipedia.org/wiki/Fabula_di_Orfeo

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Les ailes

Mais Mercure ne ressemble pas au Mercure mythologique. Botticelli a pris quelques libertés avec ce personnage.

Son nom latin vient de merces : "marchandise". Les négociants romains l'honoraient le 15 mai et le mercredi, Mercurii dies, lui était consacré. La fable décrit ce messager de Jupiter comme un jeune homme, les cheveux bruns courts et frisés, arborant ses attributs matériels : le caducée, le chapeau ou le casque muni d'ailes et les sandales ailés sur les talons, symboles de sa rapidité de déplacement. Or, ici, il me semble n'avoir qu'une aile à la chaussure droite. Celle du pied gauche nous est-elle invisible ou bien n'existe-t-elle pas ?

De minuscules graines (invisibles sur les reproductions) sont en suspension au niveau de ses chaussures. Poussières du chemin ou pollens des fleurs soulevés par la marche ou la course ? Graines pour une vie à renaître ?

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Le caducée

Le caducée de Mercure est ici un bâton avec deux dragons emmêlés.

Traditionnellement, le caducée (le kêrúkeion) du dieu grec Hermès était en bois d'olivier avec trois rubans blancs ou avec deux branches enroulées à son extrémité pour former un 8 avec un seul nœud.

caducée romain de Mercure

musée Chiaramonti, Vatican

 

Les Romains munirent aussi Mercure d'un caducée, mais confondant ce bâton avec celui d'Esculape, ils remplacèrent les deux branches par deux serpents et ajoutèrent deux ailes au sommet.

Il est permis également d'établir une relation entre le Caducée et l'Arbre de vie sur lequel viendrait se superposer l'Arbre de la connaissance du bien et du mal. Les deux serpents hermétiques Agathodaimôn et Kakodaimôn représentent respectivement les forces bénéfiques et maléfiques du cosmos. (cf. René Guénon, Le Tombeau d'Hermès dans Formes traditionnelles et cycles cosmiques, Gallimard, 1970, p.143, n.1).

Le caducée symboliserait aussi les deux courants qui relient les "centres de force", les chakras qui véhiculent l'énergie cosmique (deux courants nommés idâ et pingalâ) dans le corps humain. Et encore ces deux courants – le yin et le yang – qui parcourent tous les plans de l'univers en les harmonisant et en les vivifiant.

"Les deux serpents (mercure et soufre) s’enlacent de part et d’autre de la verge centrale. Image su symbolisme du corps subtil, avec ses canaux féminin et masculin qui s’enroulent autour de la sushumna, le canal central au sommet duquel d’épanouit le lotus aux mille pétales. La licorne androgyne a exactement le même sens." (Francesca-Yvonne Caroutch, Le Mystère de La licorne, Dervy, 1997, p. 358)

 

Dragon caducée - cathédrale de Bayeux
Ces dragons affrontés ou enlacés, présents dans l'art médiéval et dans l'hermétisme,
proviennent de l'imagerie extrême orientale.

Pourquoi Botticelli a-t-il remplacé les serpents par des dragons ailés ?

Il est vrai que le dragon, animal légendaire représenté généralement sous un aspect effrayant, avec des griffes, des ailes s'apparente au serpent car il en possède la queue. Comme le serpent, il est lié à la terre et au feu, symbole de la puissance des forces naturelles, et rejoint ainsi les anciennes créatures chthoniennes mythologiques à l'allure de serpent.

La tradition médiévale représente parfois des dragons apparentés en lieu de serpents. En latin, " draco " signifie " serpent " et " serpent fabuleux " (gardien de trésor). Le grammairien latin Macrobe, dans ses Saturnales (I, 19), décrit les " dracones " du caducée de Mercure ainsi que les Egyptiens les représentaient :

" In Mercurio solem coli etiam ex caduceo claret, quod Aegyptii in specie draconum maris et feminae coniunctorum figuraverunt Mercurio consecrandum. Hi dracones parte media voluminis sui invicem nodo quem vocant Herculis obligantur, primaeque partes eorum reflexae in circulum pressis osculis ambitum circuli iungunt : et post nodum caudae revocantur ad capulum caducei ornanturque alis ex eadem capuli parte nascentibus. "

" Il est encore évident que c'est le soleil qu'on honore sous le nom de Mercure, d'après le caducée que les Égyptiens ont consacré à ce dieu, sous la figure de deux serpents, mâle et femelle, entrelacés. Ces serpents se tiennent ensemble par le milieu du corps, au moyen d'un nœud dit nœud d'Hercule. Leurs extrémités supérieures se replient en rond, et, se baisant mutuellement, forment un cercle; tandis que leurs queues, après avoir formé le nœud, viennent aboutir au manche du caducée, et sont garnies d'ailes qui partent de ce même point. "

Gilbert DURAND parle ainsi du serpent : " Le serpent est le triple symbole de la transformation temporelle, de la fécondité, et enfin de la pérennité ancestrale. " (p.364)

1- " Le serpent est pour la conscience mythique le grand symbole du cycle temporel, l'ouroboros. " " Le serpent est pour la plupart des cultures le doublet animal de la lune, car il disparaît et reparaît au même rythme que l'astre. "

" Le serpent qui se mord la queue n'est pas un fil replié, un simple anneau de chair, c'est la dialectique matérielle de la vie et de la mort, la mort qui sort de la vie et la vie qui sort de la mort… " (Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries du repos, p.280)

L'entrelacs des deux serpents du caducée est hérité d'une très ancienne image du concept d'éternité.

Selon Marcel Granet, le Dragon et le serpent sont, dans la pensée chinoise traditionnelle, les symboles du flux et du reflux de la vie. (Pensée chinoise, p.135) Le Dragon est aussi pour les Chinois totalisation thériomorphe. Est-ce pour cette raison que Botticelli a intuitivement choisi deux dragons en place des deux serpents ?

2- Leur contact avec les nuages dans le tableau pourrait rappeler que dans les cultures sino-asiatiques le dragon représente les eaux fertilisantes dont " l'harmonieuse ondulation nourrit la vie et rend possible la civilisation. " (Marcel Granet, Pensée chinoise, p.135) Des mythes innombrables représentent des serpents ou des dragons contrôlant les nuages, habitant les étangs et alimentant le monde des eux fécondantes " tant la liaison serpent - pluie - féminité - fécondité est fréquente " (Mircea Eliade, Traité d'Histoire des religions, p.155)

3- Le serpent est le " redoutable gardien du mystère ultime du temps : de la mort. " (Durand, p.368). Dans de très nombreuses légendes, il fait figure d'ancêtre.

" Ouroboros, principe hermaphrodite de fécondité, le serpent sera enfin valorisé comme gardien de la pérennité ancestrale et surtout comme redoutable gardien du mystère ultime du temps : de la mort. […] Vivant sous terre, le serpent, non seulement recèle l'esprit des morts, mais encore possède les secrets de la mort et du temps : maître de l'avenir comme détenteur du passé il est l'animal magicien. […]. Le serpent, " le souterrain en relief, le complément vivant du labyrinthe " (Gaston Bachelard, La terre et les rêveries du Repos, p. 287), est la bête chtonienne et funéraire par excellence. Animal du mystère souterrain, du mystère d'outre-tombe, il assume une mission et devient le symbole de l'instant difficile d'une révélation ou d'un mystère : le mystère de la mort vaincue par la promesse de recommencement. C'est ce qui confère au serpent, même dans les mythes antithétiques les plus anti-ophidiens, un rôle initiatique, et somme toute bénéfique, incontestable. C'est parce que le Sphinx, le Dragon, le serpent, est vaincu que le héros se voit confirmé : c'est parce qu'Indra subjugue Vritra, parce qu'Atar - fils de Mazdâ - tue le Dragon Azhi Dahâka, parce qu'Apollon étouffe Python, que Jason, Héraklès, saint Michel et saint Georges viennent à bout du monstre, et parce que Krishna domine Nysamba " fille du roi des serpents ", que tous ces héros accèdent à l'immortalité. Le serpent tient donc une place symboliquement positive dans le mythe du héros vainqueur de la mort. Il est non seulement l'obstacle, l'énigme, mais l'obstacle que le destin doit franchir, l'énigme que le destin doit résoudre. […] Le serpent est à la fois obstacle, gardien, recéleur " de toutes les voies de l'immortalité " et par là — comme le montre Le Livre de Job — il s'intègre comme indispensable moment du drame eschatologique et de la victoire sur la mort.

Ainsi le symbolisme ophidien recèle le triple secret de la mort, de la fécondité et du cycle. Epiphanie par excellence du temps et du devenir agro-lunaire il est, au Bestiaire de la lune, l'animal qui se rapproche le plus du symbolisme cyclique du végétal. Dans de nombreuses traditions, le serpent est d'ailleurs conjoint à l'arbre. Peut-être faut-il voir dans cet assemblage caducéen la dialectique de deux temporalités l'une, l'animale, emblème d'un éternel recommencement et d'une promesse assez décevante de pérennité dans la tribulation, l'autre - la végétale verticalisée en l'arbre-bâton - emblème d'un définitif triomphe de la fleur et du fruit, d'un retour par-delà les épreuves temporelles et les drames du destin, à la verticale transcendance. " (Les Structures anthropologiques de l'imaginaire, Dunod, 1969, pp. 368-369)


Le caducée est la représentation d'une triade thériomorphe : la déesse, remplacée par un simple bâton, est évoquée en maîtresse-dompteuse de deux dragons ou serpents à l'aspect terrifiant. Cette triade peut se lire comme " l'esquisse d'un mythe théophanique de la totalité. " (Gilbert Durand, p. 329) " Le monstre est en effet symbole de totalisation, de recensement complet des possibilités naturelles " (p. 360). La " porte des lions " à Mycènes avec la colonne verticale centrale, symbole végétal de la déesse, présente la même particularité.

Gilbert Durand note que la caducée est l'emblème d'Hermès, " lui-même prototype du Fils, de l'hermaphrodite. " Les éléments de la triade caducéenne sont universels et se retrouvent dans les civilisations méditerranéennes, dans les traditions bouddhique, extrême-orientale. Il relève aussi que " la trinité est toujours d'essence lunaire. […] Trinité chrétienne, Triformis populaire, Moires helléniques, semblent conserver dans leur contexte arithmologique de vivaces survivances lunaires. " (p. 330)

Pour Gilbert Durand, " l'arbre lunaire, le caducée, est flanqué par des animaux qui le gardent ou l'attaquent, on ne sait au juste, tant une grande ambivalence est tolérée par la mythologie cyclique. […] tous les animaux, comme toutes les plantes, sont susceptibles de symboliser le drame ou simplement la marche du devenir agro-lunaire. Le schème cyclique euphémise l'animalité, l'animation et le mouvement, car il les intègre dans un ensemble mythique où ils jouent un rôle positif, puisqu'en une telle perspective, la négativité, fût-elle animale, est nécessaire à l'avènement de la pleine positivité. L'animal lunaire par excellence sera donc l'animal polymorphe par excellence : le Dragon. Le mythe agro-lunaire réhabilite et euphémise le Dragon lui-même. Ce dernier est l'archétype fondamental qui résume le Bestiaire de la lune ailé et valorisé positivement comme puissance ouranienne par son vol, aquatique et nocturne par ses écailles, il est le sphynx, le serpent à plumes, le serpent cornu ou le " coquatrix ". Le " monstre " est en effet symbole de totalisation, de recensement complet des possibilités naturelles, et à ce point de vue tout animal lunaire, même le plus humble, est assemblage monstrueux. On peut dire que tout merveilleux tératologique est merveilleux totalisant et que cette totalité symbolise toujours la puissance faste et néfaste du devenir. […] En l'animalité, l'imagination du devenir cyclique va chercher un triple symbolisme : celui de la renaissance périodique, celui de l'immortalité ou de l'inépuisable fécondité, gage de la renaissance, enfin quelquefois celui de la douceur résignée au sacrifice. […] Dans le Bestiaire de la lune nous trouverons cote à côte les animaux les plus hétéroclites : Dragon monstrueux ou modeste escargot, ours ou araignée, cigale, écrevisse ou bien agneau et serpent. " (pp. 359-360)

 

Mercure est-il arrivé à dompter, à maîtriser les deux dragons qui conservent, à bien regarder ce détail, un aspect terrifiant ? Ils semblent vouloir se combattre encore. Chacun a une patte (droite pour l'un, gauche pour l'autre, face à face donc) qui ne s'accroche pas au bâton et la tête de celui de droite, dépassant l'axe du bois, paraît s'avancer vers celle de son congénère. Etrange ! Deux forces opposées, l'une de vie, l'autre de mort ? Regardons-les ici, ainsi que dans nombre de traditions, comme la représentation symbolique de l'immortalité.

 

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Claudine FABRE-VASSAS (" La part embaumée du christianisme ", p. 113-114, dans L'Homme, 1994, tome 34 n°131. p. 111-119) relie dragon et immortalité ainsi :

" En ce jour qui conjugue élévation et chute, le Christ est finalement renvoyé du côté du diable et des dragons. S'il ne fait aucun doute que tout le distingue du premier, qu'en est-il de son lien aux seconds ?

Jusque-là assimilé au serpent, le dragon s'en sépare pourtant. D'abord il est Jusque-là assimilé au serpent, le dragon s'en sépare pourtant. D'abord il est un reptile qui a achevé le cycle de sa transformation : des récits d'origine du serpent le présentent comme un ange déchu, maudit par Dieu et donc privé des pattes et des ailes qu'il ne peut retrouver qu'à l'issue d'une " métamorphose ascendante ". Le dragon qui circule sur terre et dans les airs permet alors de penser la conjonction entre le haut et le bas : il médiatise le passage. Il ne suffit donc pas de voir en lui une créature ambivalente, il faut lui reconnaître une aptitude à franchir l'espace qui sépare la terre et le ciel.

Cette fonction spécifique reçoit confirmation lorsqu'on examine les récits sur l'origine géographique du baume. Nous retrouvons nos dragons sur les chemins du paradis non plus en tant que producteurs mais comme gardiens de la précieuse substance que secrète aussi l'arbre de vie. La relation du dragon et du baume se consolide encore au regard du cycle légendaire sur l'origine des pierres précieuses dont on dit qu'elles naissent de sa " bave " solidifiée ou de celle d'un " vieux " - donc bon - serpent. À côté des " dragons à chrême " il y aurait des " dragons à pierre ".

Suivant Claude Lévi-Strauss, J.-P. Albert légitime sur le plan de la méthode - celui de la " déduction transcendantale " - le rapprochement qu'il s'autorise maintenant entre chrême et gemme tout en considérant la manière dont les lapidaires médiévaux pensent le passage d'une substance à l'autre selon une opération logique déduisant empiriquement leur relation. Non seulement les pierres, comme les aromates, embaument, mais elles auraient, elles aussi, une origine végétale ou animale.

Enfin les unes et les autres sont recherchés par les humains - dans une quête qui les conduit toujours plus loin vers les peuples heureux qui en sont les possesseurs - pour leurs propriétés merveilleuses : santé, longévité, immortalité ne sont pas les moindres des vertus que l'on attribue à ces matières dont le baume représente la quintessence. Qu'il naisse du dragon vénérable ou d'un baumier encore confondu avec l'arbre de vie du paradis terrestre, ses vertus thérapeutiques vont bien au delà des effets " physiques.

En effet, le légendaire relatif aux pierres et aux aromates, tout en tenant un discours " naturaliste ", est inséparable d'une métaphysique et d'une théologie chrétiennes. Cela est particulièrement vrai du baume dont la bonne odeur revêt une dimension morale. Non seulement il lutte contre la putréfaction des corps qu'il embaume mais il assure le salut de l'âme à laquelle il confère une immortalité toute spirituelle lorsque, mêlé à l'huile, il devient chrême baptismal. "

Le médiateur exigé par cette " résurrection " est dans la foi chrétienne le Christ, mais dans ce tableau " mythologiquement païen " Mercure.

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hom_0439-4216_1994_num_34_131_369781

 

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Andrea Mantegna (1431-1506) a lui aussi représenté des dragons au caducée de Mercure dans sa carte de son Tarot de 1460.

Images 1 et 2 :
– le caducée porte deux dragons entrelacés.
– la carte suivante qui contient elle aussi des symboles alchimiques, est consacrée à Vénus, à Cupidon les yeux bandés et aux trois Grâces.

Image 3 :
Albrecht Dürer s'inspire de ces images en 1495 et 1505, à l'occasion de ses voyages en Italie.

Tarot de Mantegna 1460 : http://trionfi.com/mantegna/

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Les Dialogues des Morts de Lucien de Samosate (v.120-ap.180) a pu être une source littéraire pour Botticelli. Il a pu y découvrir des éléments à introduire dans Le Printemps.
— Le Dialogue 23 entre Protésilas, Pluton et Proserpine pourrait s'appliquer à la partir gauche du tableau où œuvre Mercure avec le caducée :
Protésilas
Ce n'est pas la vie que j'aime, Pluton ; c'est ma femme, que j'ai laissée, nouvelle épouse, pour aller m'embarquer ; et puis, infortuné, en descendant des vaisseaux, je fus tué par Hector. C'est cet amour conjugal, ô mon maître ! qui me déchire l'âme ; je ne veux que paraître un moment aux yeux de ma femme, et je reviens aussitôt.
Proserpine
Eh bien, mon mari, tu peux y remédier : ordonne à Mercure de toucher Protésilas de sa baguette, aussitôt qu'il aura revu la lumière, et d'en faire un beau jeune homme, tel qu'il était au sortir de la chambre nuptiale.
Pluton
Puisque Proserpine le veut, emmène-le sur la terre et fais-en un jeune époux. Toi, n'oublie pas que tu n'as qu'un jour.

— Le Dialogue 10 entre Charon, Mercure, plusieurs morts, Ménippe, Charmoléus, Lampichus, Damasias, un philosophe et un orateur pourrait expliquer les tenues très légères et transparentes des trois jeunes femmes :
Charon
Sachez où nous en sommes ! Notre barque, vous le voyez, est petite, pourrie de toutes parts ; pour peu qu'elle penche d'un côté, elle va chavirer et sombrer. C'est qu'aussi vous arrivez tous ensemble, en si grand nombre et avec tant de bagages ! Oui, si vous montez avec tous ces paquets, je crains que vous ne vous en repentiez bientôt, surtout ceux d'entre vous qui ne savent pas nager.
Les Morts
Que faut-il donc faire pour traverser sans accident ?
Charon
Je vais vous le dire : il faut monter nus, et laisser tous ces fardeaux inutiles sur le rivage : à peine la barque pourra-t-elle vous recevoir en cet état. Veille donc, toi, Mercure, à n'admettre ici personne qui ne soit entièrement nu, et qui n'ait laissé, comme je l'ai dit, même son plus léger bagage. Debout auprès de l'échelle, examine-les, retiens-les, et ne laisse monter que ceux qui se seront dépouillés.
Mercure
Tu as raison, et je vais le faire.
[…]
Damasias
Je suis maintenant tout à fait nu, tu le vois, et je ne pèse pas plus que les autres morts.
Mercure
Voilà comme il faut être, très léger ; monte donc.

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Le caducée, considérée comme baguette magique, ést lié à des cultes très anciens de l'arbre et de la terre où vivent les serpents.

Julius Firmicus Maternus rapporte au chapitre 28 de son livre Erreur des religions profanes écrit vers l'an 345 que l'arbre et la statue ont joué un rôle dans les cultes d'Isis et d'Osiris et dans celui de Proserpine : " Le diable n'a rien oublié pour perdre l'homme. Il a pris pour cela toutes sortes de formes. Mais parce qu'il savait que les hommes devaient retrouver dans la croix l'immortalité qu'ils avaient perdue par leur péché, il a voulu les tromper par quelque sorte de ressemblance de la croix, en se servant du bois de plusieurs arbres dans la célébration de ses mystères impies. Dans les fêtes que l'on solennise tous les ans en Phrygie en l'honneur de la mère des dieux, on coupe on pin et on attache un jeune homme au tronc. Dans celles que l'on célèbre en l'honneur d'Isis, on coupe pareillement un pin, on en creuse le tronc, et on y enferme comme dans un tombeau l'image d'Osiris, qui est faite des branches du même pin. Dans les fêtes de Proserpine, on coupe un arbre et on en taille le tronc en forme d'une fille ; on porte en suite cette image dans la ville, où, après l'avoir pleurée pendant quarante nuits, on la brûle. "

 

Le site suivant consacré aux mythes et à la mythologie note :
http://www.antiquite.ac-versailles.fr/mercure/hermes.htm

" Apollon et Hermès deviennent alors de grands amis : Apollon lui a donné son troupeau à garder et fait don (en échange de la syrinx, ou flûte de Pan qu'Hermès a aussi inventée...) de sa houlette d'or. Cette houlette deviendra le kerykeion (ou caducée), marque du pouvoir d'Hermès. Ce bâton est muni de trois rubans blancs qui flottent au vent et qui furent pris plus tard, (peut-être à tort) pour des serpents.
Arrêtons-nous un moment sur ce caducée ; il s'agit d'un symbole extrêmement ancien (vers le troisième millénaire, en Inde). Cette baguette, autour de laquelle s'enroulent en sens inverse deux serpents, traduit l'équilibre entre le gauche et le droit, le diurne et le nocturne. Quant au serpent, il a un double aspect symbolique, l'un bénéfique, l'autre maléfique dont le caducée présente l'antagonisme et l'équilibre. Les deux serpents se battent (= le chaos primordial) jusqu'à ce qu'Hermès les sépare (= polarisation du chaos). L'enroulement final autour de la baguette réalise l'équilibre des tendances contraires autour de l'axe du monde. C'est pourquoi on considère parfois le caducée comme le symbole de la paix. Hermès sera, comme nous le verrons, le messager des dieux et ses allers-retours ciel-terre correspondent aux deux sens, ascendant et descendant des courants figurés par les deux serpents. À l'époque grecque, des ailes viennent surmonter les deux serpents : le symbole devient une synthèse chthonio-ouranienne (cf. les dragons ailés chinois et la représentation du dieu aztèque Quetzalcoatl qui renaît par une ascension céleste sous la forme d'un serpent à plumes). La baguette magique que représente le caducée évoque des cultes, très anciens dans le bassin égéen, de l'arbre et de la terre nourricière des serpents ; c'est pourquoi le caducée d'Hermès (comme le bâton du caducée d'Esculape) est le symbole de l'arbre, demeure ou substitut de la divinité. "

 

Dans cette séquence, Botticelli présente un retour à l'informe, au chaos, au déluge. De ce chaos, doit sortir l'être régénéré. C'est à quoi s'emploie Hermès en ordonnant avec le caducée la masse des nuages amoncelée à l'extrême gauche du tableau. Avant la régénération, le cycle exige une phase nocturne et funeste.

 

La famille Médicis semble avoir apprécié la présence des dragons.

— L'inventaire médicéen de 1492 (date de la mort de Lorenzo de Médicis) détaille les six tableaux encadrés et garnis d'or exposés dans la pièce dite camera di Lorenzo, au rez-de-chaussée, côté jardin : les trois panneaux des Batailles de San Romano de Paolo Uccello, une bataille de dragons et de lions, une Histoire de Pâris de Paolo Uccello, et une chasse de Francesco di Pesello.

— Cosme de Médicis l'Ancien (1389-1464) fit placer par Lorenzo Ghiberti (1378-1455) la très célèbre cornaline gravée Apollon et Marsyas dans une monture d'or en forme de dragon.

— Caroline Callard, dans son article " Les ancêtres rêvés des Médicis " écrit :
" Au sein du vaste mouvement de redécouverte et de promotion du passé antique qui caractérise la Renaissance, la mémoire des Etrusques n'a pas manqué de susciter l'intérêt des humanistes toscans. Dès le départ, une dynamique se noue entre la curiosité philologique et antiquaire pour ce peuple mystérieux et le désir de s'en approprier le prestige à des fins politiques. […] Un autre élément vient transformer le rapport des Florentins au passé étrusque : la lente exhumation de ses vestiges à partir de la fin du XVe siècle. Les patriciens florentins se mettent dès lors en quête de vases, d'urnes, de cistes – ces corbeilles contenant des objets dédiés au culte des divinités – et de statuettes que l'on déclare étrusques. Les artistes se mettent aussi à cette " mode étrusque " : des peintres tels que les frères Pollaiolo adoptent des motifs étrusques (putti porte-guirlande, combats de lions et de dragons, scènes de chasse). Un potier d'Arezzo, grand-père de Giorgio Vasari, entend même retrouver la technique des céramiques à figures rouges ou noires pour complaire à ce public de patriciens férus d'antiquités " locales ". Premier d'entre les collectionneurs, Laurent le Magnifique se voit offrir quatre vases " étrusques " retrouvés à l'occasion de fouilles pratiquées à Arezzo.

"Parmi les objets exhumés, les nombreux miroirs, bronzes, reliefs en terre cuite et monnaies livrent leurs cortèges de représentations mythologiques. Parmi les divinités convoquées par les artistes d'Étrurie qui ont eu pour lui une prédilection toujours croissante, Hermès-Mercure que les Etrusques nomment aussi Turms.
Turms possède les mêmes attributions que son équivalent grec et latin : il est le dieu du commerce et des marchands, le protecteur des voyageurs ainsi que le dieu messager entre les humains et les dieux. C'est aussi, avec le surnom d'Aitas, un dieu psychopompe, conducteur des âmes des morts.

 

Miroir étrusque de Bomarzo - 6ème s.

Mercure, à droite, tient le caducée grec. Le personnage central tient dans la main gauche un sceptre en Irminsul très caractéristique. L'irminsul était soit un arbre - plus précisément un frêne - soit un tronc totémique sculpté, dédié à une divinité saxonne de la guerre, nommée simplement Irmin. Il est connu chez les anciens Saxons, à la fin du VIIIe siècle.

L'effigie de Mercure apparaît pour la première fois au milieu du IVe siècle sur l'aes grave, pièce de bronze ou de cuivre de la Rome républicaine (avec une proue de navire sur le revers).

— Sous le règne de Cosme Ier (1537-1574), les Médicis revenus au pouvoir annexe le passé étrusque pour asseoir leur pouvoir. L'exhumation à Arezzo de trois grandes statues en bronze, la Minerve en 1552, la Chimère en 1553 et l'Arringatore (" l'Orateur") en 1566, permettent de renforcer la légende du passé mythique des Médicis. Giorgio Vasari, dans les Ragionamenti achevés en 1567, compare Cosme à Bellérophon, vainqueur du monstre qui ravageait les montagnes de Lycie. Sous sa plume, Cosme devient " un dompteur de chimères, celles des Florentins nostalgiques du régime républicain, jugé coupable de susciter la discorde civile. "

(dans Les collections de l'histoire, dossier Etrusques, décembre 1984, pp. 56-59.)

— Ferdinand Ier de Médicis (1549-1609) était passionné par les collections d'antiques, menant lui-même des fouilles, avide de nouvelles œuvres. Cet érudit, qui avait pour devise " Majestate tantum ", épousa Christine de Lorraine, petite-fille favorite de Catherine de Médicis. De ces épousailles subsiste un vase en forme de dragon ailé somptueux, orné de perles et de rubis, probablement créé dans l'atelier milanais des frères Sarrachi. (Museo dei Argenti - Palazzo Pitti - Florence)

— Jacques Callot (1592-1632) a étudié la technique de la gravure auprès de Philippe Thomasin à Rome. Vers 1612, il rejoint Guilio Parigi à Florence et travaille pour Cosme II de Médicis jusqu'en 1621. Les Caprices contiennent cinquante gravures sur cuivre.

Le frontispice présente deux satyres soutiennent les côtés d'un cartouche surmonté de deux ailes de dragon entre lesquelles se trouvent les armoiries des Médicis, et qui se termine au bas par une tête grimaçante.


— Dans un tableau de Domenico Ghirlandaio postérieur au Printemps, apparaît un dragon. Botticelli a lui aussi peint Giovanna degli Albizzi lors de son mariage en juin 1486 avec Lorenzo Tornabuoni dont le père est l'oncle de Laurent de Médicis. Même thème de la mort et de l'immortalité puisque Giovanna mourra en 1488 à 20 ans lors de ses secondes couches ?

 


détail : broche en or, sertie d'un rubis et de grosses perles, surmontée d'un dragon ailé.

Niccolò di Forzore Spinelli - v. 1486
médaille de bronze - diamètre 8 cm
Münzkabinett - Staatliche Museen - Berlin
recto : Giovanna degli Albizzi Tornabuoni
verso : les Trois Grâces

Sur une médaille de bronze de Niccolò di Forzore Spinelli de 1486, sont représentées au recto : Giovanna degli Albizzi Tornabuoni et au verso : les Trois Grâces.


Domenico Ghirlandaio
Giovanna degli Albizzi Tornabuoni - v. 1488/1490
Museo Thyssen-Bornemisza - Madrid

 

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Les oranges et les Médicis

 

Toute la scène se tient sous une voûte de branches d'oranger sporteurs de fruits et de fleurs, sauf en son violent épisode à droite d'où toute douceur est exclue. Derrière les orangers, peut-être une rangée d'épicéas. L'épicéa, toujours vert en hiver, lié au froid, apparaît parfois sombre, voire inquiétant. Il est l'arbre de la Naissance : les anciens Grecs le consacrent à Artémis, la déesse-lune qui préside aux enfantements et protège les femmes.

Botticelli a-t-il peint le jardin des Hespérides que la mythologie situe au couchant, là où " se meurt " le soleil ? Là poussent les pommes d'or dédiées à Vénus, gardées par le dragon Ladon (fils d'Échidna la femme serpent et de Typhon - anagramme de Python !) doté de cent têtes, chacune parlant dans une langue différente, et par les Hespérides, Églé, Érythie et Hespérie, filles d'Atlas et d'Hespéris (ou de Nyx, la Nuit), ou de Phorcys et Céto selon les versions. A l'époque hellénique, les fruits d'or furent identifiés à des agrumes, totalement inconnues dans le monde gréco-romain : le terme grec utilisé pour "orange" signifie littéralement "pomme d'or".

Notre Mercure romain, héros sauroctone, est ici dans la duplication de la geste herculéenne dont le onzième des travaux consistait, après avoir tué le dragon gardien, à cueillir les pommes d'or du jardin des Hespérides, cadeau de mariage de Zeus pour sa troisième épouse Héra.

Pourquoi Botticelli a-t-il peint des orangers
lourds d'oranges et de fleurs ?

Un caractère religieux décelé dans ce tableau aurait incité à regarder ce pré comme le jardin d'Eden et les orangers comme l'arbre de la connaissance où niche un serpent tentateur. Les deux jardins, celui de l'Eden et celui des Hespérides, trempent leurs racines aux mêmes sources archaïques.

La réponse est peut-être à chercher dans " l'exploitation de l'image fruitière " par la famille Médicis. Je puiserai dans l'article d'Yvan Loskoutoff, Le symbolisme des Palle médicéennes à la Villa Madama, mon argumentation.

Les armoiries des Médicis portaient à l'origine onze boules de gueules sur un champ d'or. Cosimo l'Ancien réduisit le nombre de boules à huit. Son fils Piero passa à sept, dont une chargée de fleur de lys au centre de l'écu après avoir obtenu en 1465 de Louis XI le droit d'arborer les fleurs de lys de France en récompense de services rendus. Lorenzo le Magnifique ne garda que six boules et plaça la fleur-de-lysée, appelée la palla di Francia ou palla gigliata, au sommet de l'écu. Son blasonnement fut le suivant : D'or à six tourteaux mis en orle, cinq de gueules et celui du chef d'azur à trois fleurs de lys d'or.

" Les palle, meubles de forme circulaire, souvent représentés en " Diverses traditions légendaires s'étaient constituées autour du meuble héraldique des Médicis. Le mot même de palla, traduit en langue spécialisée française par besant ou tourteau selon l'émail choisi, était susceptible d'une multitude de sens qui invitait aux jeux imaginaires, de la boule à la balle, de la bille au ballon, du boulet au globe, etc. "

" Le topos du retour de l'âge d'or fut appliqué indifféremment à tous les Médicis de la Renaissance. La tradition s'était bien établie de considérer les palle de couleur écarlate comme les fruits d'une époque d'abondance. Susan Mac Killop date des années 1469- 1483 l'apparition de l'image dans une description du tabernacle de Piero de' Medici à la Santissima Annunziata ornant la Theotocon de Fra Domenico Corella. On y trouve ces mots : " Les insignes de la maison de Médicis sont rouges comme des fruits mûrs ", " Signa domus Medicae mitia poma rubent ". Le mot latin utilisé, poma, désigne tout genre de fruits. Zacharia Ferreri, dans un développement portant sur le nombre des six boules et sur leur couleur, symbole de foi et de piété, utilise la même expression : " six fruits rouges ", " sex poma rubentia ". Il semble qu'à partir de cette valeur indifférenciée du mot poma, une spécialisation se soit opérée vers le sens d'agrumes, oranges amères ou cédrats. S. Tolkowsky a le premier attiré l'attention sur ce fait, le nom de Medici était appliqué à certaine qualité d'orange. Janet Cox-Rearick a souligné à son tour que l'orange amère était appelée mala medica soit "pomme médicinale" et que le lien s'était naturellement établi avec les pommes d'or du jardin des Hespérides.
" Aurea seda Pilae ducent " : il était admis que dans l'âge d'or renouvelé, les fruits se confondissent avec des palle et les palle avec des fruits. L'écu doré aux sept boules rouges évoquait une corbeille emplie de pommes ou d'oranges mûres. " (références bibliographiques à lire dans l'article)

 

Si " la thématique de la fructification " est bien présente dans le tableau, " l'évocation pastorale " botticellienne n'offre à mon sens aucune place à la " liesse champêtre " et à " la volupté ", même si la présence des oranges et des fleurs (nous sommes à Florence) " n'en reste pas moins une affirmation de pouvoir. "

Dans son chapitre consacré à la lumière, Yvan Loskoutoff écrit : " Le champ d'or de l'écu médicéen évoquant un soleil rayonnant, les six palle de gueules deviennent les astres de son système.
Cette fois une équivalence s'établit non seulement entre les palle et les astres du système solaire, mais aussi avec les divinités dont ces derniers portent les noms. Mentionnons un autre exemple dû à Severus Minervius où Laurent le Jeune se métamorphose en soleil comme son oncle Léon X, Phoebus s'adressant à lui :
" Six palle resplendissent avec toi,
Comme six orbes de la même manière avec moi.
"

Il poursuit :
" L'écu médicéen donne alors l'impression de se trouver emporté dans le mouvement giratoire du système solaire dont chacune de ses palle figure un des astres […] Ce thème du cycle des jours et des nuits, du déroulement constant du temps, forme aussi l'un des motifs majeurs de la symbolique médicéenne, notablement illustré par la devise de Laurent le Magnifique : " Le tems revient ", susceptible, comme toute devise, d'interprétations variées.

Ainsi, de manière fine et habile, Botticelli a su unir deux légendes, celle des fruits d'or du jardin des Hespérides et celle de l'origine des armoiries des Médicis.


LOSKOUTOFF Yvan. " Le symbolisme des Palle médicéennes à la Villa Madama " dans Journal des savants, 2001, Volume 2, n° 2, pp. 351-391.
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/jds_0021-8103_2001_num_2_1_1648

 

Le paysage du Printemps représente les propriétés foncières des Médicis que couronne leur " blason " d'oranges. Dans une espérance de résurrection, Julien et Simonetta ne peuvent revenir que chez eux où ils sont attendus. Ils ne peuvent se perdre dans l'autre-monde.

Les personnages, debout, (sauf Zéphyr et Chloris), s'offrent par leurs poses assurées, une certaine protection contre la mort.

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Les nuages


Comment regarder les nuages gris (ou blancs ourlés de gris) que Mercure touche de son caducée ? Faut-il y deviner, par l'eau qu'ils contiennent, celle des larmes que pleurent la famille et les amis lors de la disparition d'un être cher ? Est-ce aussi l'eau sombre du Styx des Enfers, ou de l'Achéron qui borde l'enfer dans La Divine Comédie de Dante ? Ces nuages sombres sont-il liés aux chevelures abondantes des femmes du tableau comme le soumet à notre interprétation Gaston Bachelard (L'Eau et les rêves, p. 114) quand il nomme " complexe d'Ophélie " cette chevelure flottante d'une morte qui contamine l'image de l'eau ? Evoquent-ils encore les eaux sombres au " devenir hydrique " selon Bachelard (L'Eau et les rêves, p. 79) où gîtent les monstres tueurs de tous genres Dragons que notre Mercure botticellien vient de vaincre ? L'eau " est l'élément minéral qui s'anime avec le plus de facilité. Par là elle est constitutive de cet universel archétype, à la fois thériomorphe et aquatique, qu'est le Dragon. " (Durand, p. 104) Cette source aérienne en puissance que sont les nuages est-elle attribut de Proserpine en pensant que la lune et les sources sont souvent accouplées dans les mythes ?

Andrea Mantegna (v. 1431–1506) a peint sensiblement les mêmes dans sa prédelle sur la Passion (v.1457-1460), surtout les deux du musée des Beaux-Arts de Tours. http://fr.wikipedia.org/wiki/Retable_de_San_Zeno

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Dans la religion mésopotamienne, le Dieu-Soleil (Shamash en akkadien, Utu en sumérien) apporte la fertilité et l'opulence sur la Terre. Chaque jour, il apporte aux humains la lumière et la chaleur. Il sort de la montagne qui ferme l'horizon à l'Orient, armé d'un couteau- scie. Deux gardiens ouvrent alors les portes du ciel sur lesquelles se dressent deux lions rugissants. Shamash commence son ascension dans le ciel. Le soir venu, le dieu-soleil disparaît derrière la montagne d'Occident où il franchit les portes célestes que gardent deux génies et un être sauvage couvert de fourrure qui annonce la nuit. Après son voyage souterrain, Shamash revient à l'aube par les portes du Levant.

Le geste de Mercure pourrait s'apparenter à celui de Shamash qui renouvelle la vie chaque matin, et les deux serpents du caducée seraient la réplique des deux lions. L'être sauvage pourrait bien être Zéphyr à la mine patibulaire.

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La planète Mercure a une révolution synodique de 115, 875 jours. Ce nombre correspond à 4,5 + (4,5 x 4,5) + (4,5 x 4,5 x 4,5) soit (4,5 + 4,52 au carré + 4,53 puissance 3)
Les Babyloniens ont symbolisé le nombre 4,5 par une main levée ouverte : quatre doigts " entiers " et un " demi-doigt ", le pouce. Puis la main levée est devenue le symbole du dieu Hermès-Mercure. Parfois, le poignet tendu porte un bracelet large et voyant, orné d'une rosette.

Le choix de Mercure comme dieu protecteur des négociants et des marchands découla de la rapidité avec laquelle cette planète, la plus proche du soleil, accomplit sa révolution autour de celui-ci.
Selon la légende, il avait coutume de précéder les négociants à qui, par son esprit rusé et malin, il devait conférer vitesse, sécurité et profits. Lever la main largement ouverte est le signe d'intentions pacifiques.

Mercure avec le bras levé
de Jean de Bologne ou Jehan de Boulogne (1529-1608)
devant la villa Médicis à Rome

http://fr.wikipedia.org/wiki/Mercure_(mythologie)


De nos jours encore, le symbole de la main portant un œil est considéré au Proche-Orient comme un porte-bonheur sous le nom de " main de Fatima ".

Voir deux autres exemples :
– Téglath-Phalasar III - roi d'Assyrie de 745 à 727 av. n.è.
Stèle aux murailles de son palais - British Museum - Londres

- Stèle de Kudurru de Marduk Apla Iddina - roi de Babylone de 1171 à 1159 av. n.è.
http://www.french-engravings.com/product_info.php?products_id=9757&language=fr

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Mercure guerrier ?

 

Mercure paraît s'être converti en guerrier : il est simplement vêtu du manteau militaire rouge orné d'un galon de perles et brodé de motifs de flammes ou de rayons dorés qui peuvent reproduire un emblème des Médicis.

Le pétase habituel, ailé ou non, ce chapeau rond à bord large et plat que les poètes latins appellaient parfois galerus, a été remplacé par un magnifique casque de guerre et une épée pend à son flanc gauche. Cette épée (la légende lui accorde qu'un jour il vola celle du dieu Mars) rappelle la décapitation du géant Argus aux cent yeux auquel Junon avait confié la garde d'Io, aimée de Jupiter, changée en vache.

Mercure porte une épée recourbée ou harpé. Persée, fils de Zeus (sous la forme d'une pluie d'or) et de Danaé, pointe le bout de son nez ! La harpé est l'arme avec laquelle Persée décapite Méduse, la seule des Gorgones qui soit mortelle. Pour un tel combat proposé par Persée lui-même, Pluton lui prête son casque qui rend invisible, Minerve son bouclier et Mercure ses ailes, ses talonnières et une épée de diamant appelée Harpé. Selon certains auteurs antiques, cette épée lui est offerte par Vulcain.
Sur le chemin du retour, il délivre Andromède et l'épouse. Zeus le fait placer parmi les constellations célestes. Voyons en lui l'idéal réalisé après d'âpres combats gagnés par la vaillance et l'ingéniosité.
http://athenaceramique.wordpress.com/

Mercure aussi peut tuer. Le vase grec suivant le montre en train de tuer Argos, le géant aux cent yeux, avec son épée.
http://www.clg-tremonteix-clermont-ferrand.ac-clermont.fr/Monstres/textes/Argos.html

Dans la mythologie, l'épée, symbole de puissance et de pureté, a toujours un sens apollinien. Mercure, en plus de sa harpé, est armé d'un " disque solaire " pour décapiter Méduse, délivrer Andromède, tuer selon l'oracle son grand-père, le roi Acrisios, père de Danaé.
Le combat mythologique possède un caractère spirituel et intellectuel de sublimation. Saint Michel et saint Georges, au nom desquels sont armés les chevaliers médiévaux, et de nombreux représentants locaux, succèderont aux héros mythologiques dans des combats similaires.

En 1548, s'inspirant d'une statuette étrusque, Benvenuto Cellini donnera à son Persée de bronze dominant Méduse vaincue la même harpé. (Persée et Méduse, Piazza della Signoria, Loggia dei Lanzi, Florence). Cette œuvre, conçue dans l'esprit maniériste pour avoir huit points de vue, est faite pour le duc Cosme de Médicis qui s'identifie à Persée : son dessin est de lancer un avertissement à ceux qui chercheraient à le renverser et menacer la dynastie des Médicis.
http://fr.wikipedia.org/wiki/Pers%C3%A9e_tenant_la_t%C3%AAte_de_M%C3%A9duse_(Cellini)

 

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— Plusieurs témoignages archéologiques donnent de la harpé un dessin qui n'est pas celui que Botticelli et Cellini présentent. Pour exemples, cette mosaïque de Zeugma en Turquie, cette autre du 1er siècle de Pompéi.
http://mythologica.fr/grec/andromede.htm
http://www.cosmovisions.com/$Andromede.htm

 

— Dans leur ouvrage Recueil d'antiquités (volume 1, Agasse, 1804), Antoine Mongez (texte) et Marie Mongez (dessins) présentent deux sortes de harpés, l'une comme une faucille dentée, l'autre comme une épée armée d'un crochet (planche 1, n°s 2 et 3 ; planche 68, n°s 5 et 6). Un autre livre d'Antoine Mongez, Antiquités, mythologie, diplomatique des chartres (Panckoucke, 1790), donne à l'entrée " Persée " de nombreux exemples de représentations de la harpé.

La faux recourbée est l'attribut de Chronos-Saturne comme symbole de l'agriculture (dont il est l'inventeur) et comme celui de l'inexorabilité du temps. Dans leur Recueil d'antiquités (Agasse, 1804), volume 1, Antoine et Marie Mongez signalent et dessinent une tête de Saturne sur une lampe de terre cuite avec faucille dentée, bandeau royal comme le dépeint Lucien (Cronofolon, 10) (Pl. I, n° 2) et sur un jaspe antique gravé, une tête couverte d'une draperie (qui désigne l'obscurité de l'avenir) et la harpé (espèce d'épée armée d'un crochet) (Pl. I, n° 3).

http://fr.wikipedia.org/wiki/Culte_de_Mithra

— A l'entrée " Harpe ", le dictionnaire latin-français de Félix Gaffiot donne :
1- harpé, sorte de cimeterre.
Ovide, Métamorphoses, livre 5, vers 69-70.
http://bcs.fltr.ucl.ac.be/METAM/Met05/Met-05-1-249.htm

Vertit in hunc harpen spectatam caede Medusae
Acrisioniades adigitque in pectus.

Le descendant d'Acrisius tourna vers lui la harpé célèbre
depuis le meurtre de Méduse et la lui enfonça dans le cœur.

2- Faucille
Caius Valerius Flaccus, Argonautica 7, 364

prima Hecate Stygiis duratam fontibus harpen
intulit et ualidas scopulis effodit aristas...

Armée d'une faux (épée recourbée en faux) trempée dans le Styx, Hécate, la première, arracha du sein des rochers sa robuste tige...
http://agoraclass.fltr.ucl.ac.be/concordances/flaccusVII/lecture/4.htm

3- Sorte d'oiseau de proie
Pline l'Ancien, Histoire Naturelle, livre10 contenant l'histoire des oiseaux, § 204
http://remacle.org/bloodwolf/erudits/plineancien/livre10.htm

Rursus cum terrestribus, mustela & cornix : turtur & pyralis : ichneumones vespæ, & phalangia : ranæ aquaticæ, & gaviæ : harpe & tiorches accipiter : sorices & ardeolæ…

XCV. (LXXIV) [2] D'un autre côté, des oiseaux sont en guerre avec des animaux terrestres : la belette et la corneille, la tourterelle et le pyralis (XI, 42), la guêpe ichneumon (XI, 24) et le phalangium, les oiseaux aquatiques et les gavia (mouette), le harpé et l'épervier triorchis (buse), les souris et les hérons,

[Quelques-uns confondent l'oiseau harpé avec le milan, appelé en latin milvus, en grec ictinos.]

Rursus amici pavones & columbæ : turtures & psittaci : merulæ & turtures : cornix & ardeolæ, contra vulpium genus communibus inimicitiis. Harpe & milvus contra triorchem.

XCVI. [1] D'un autre côté, il y a amitié entre les paons et les pigeons, entre les tourterelles et les perroquets, entre les merles et les tourterelles, entre la corneille et le héron, qui ont de communes inimitiés contre le renard. Le harpé (X, 95, 2) et le milan s'entendent contre le triorchis (buse).

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Cette arme courbe semble être un cimeterre, d'une courbe gracieuse. Le terme " cimeterre " vient de l'italien scimitarra, du persan shamshir. Elle est accrochée à une ceinture noire cloutée d'or. La poignée est un bouquet de laurier lié par une bande plate et le pommeau élargi est une pomme de pin entouré de feuilles de laurier, mot dans lequel se lit le prénom de " Lorenzo - Laurent ". La prise en main de la poignée ou fusée apparaît peu commode et d'un confort désagréable par son renflement et sa partie centrale crénelée. Les deux quillons de la garde sont aussi des fleurs, des lys florentins, qui pourraient s'avérer blessantes pour Mercure s'il utilisait cette arme qui serait donc d'apparat et qui s'intègre parfaitement par sa ligne dans les arabesques des corps, des voiles et des vêtements.
Regardons ce cimeterre comme (peut-être) la métaphore phonétique du "cimitero", le cimetière où gisent Simonetta et Julien.

Conservons la symbolique cruciforme de la garde à laquelle s'adjoindront les quatre vertus principales du chevalier symbolisées par les différentes parties de l'épée : la sagesse, le courage, la force et la justice.
Quant aux fleurs, elles sont le symbole de Florence et du renouveau, d'une résurrection que ce tableau appelle de ses vœux, comme un talisman que l'on garde près de soi, que l'on regarde pour se concilier la puissance des forces d'un au-delà cosmique ou divin auquel on croit.

Ainsi peut-on penser que Mercure est ici Julien de Médicis, pour lequel Simonetta a été Dame de Beauté lors de son tournoi de joutes de 1475 et pour lequel elle a peut-être éprouvé des sentiments amoureux sans avoir été sa maîtresse comme l'hypothèse se lit ici et là.

 

La posture en contrapposto de Mercure rappelle celle de Laurent de Médicis (près de Politien) dans L'Adoration des mages (tempera sur bois - vers 1475 - Galerie des Offices - Florence). (La seconde illustration est inversée). Le David de Donatello dans la cour du palais des Médicis, et le David de Verrocchio de 1476 dans le palais de la Seigneurie ont aussi le poids du corps qui repose sur le pied gauche. Cette position " avantageuse " est celle du héros un tantinet " poseur " qui a vaincu et qui vaincra encore son adversaire : la mort.

Sur la peinture, Mercure présente une longue chevelure brune et bouclée. II est conforme à plusieurs portraits que Botticelli a faits de Julien de Médicis.


Sandro Botticelli
Julien de Médicis - 1476-1478
Galerie de l'Académie Carrara - Bergame

 

Livre II - 6 - Le tournoi de Julien

che tutt'or parmi pur veder pel campo,
armato lui, armato el corridore,
come un fer drago gir menando vampo,
abatter questo e quello a gran furore,
l'armi lucenti sue sparger un lampo
che tremar faccin l'aier di splendore ;
poi, fatto di virtute a tutti essemplo,
riportarne il trionfo al nostro templo.

 

Car il me semble encore le voir dans l'arène
en armes lui-même, en armes son coursier,
comme un dragon féroce tournoyer en crachant des flammes,
abattre celui-ci ou celui-là en grande fureur,
ses armes étincelantes répandre un éclat
à faire trembler l'air de lumière ;
puis, ayant fait à tous démonstration de sa valeur,
en rapporter le triomphe à notre temple.

Ressemblance des trois casques dessinés par Botticelli

 

Livre II - 10 - Le second tournoi

Ma 'l bel Iulio ch'a noi stato è ribello,
e sol di Delia ha seguito el trionfo,
or drieto all'orme del suo buon fratello
vien catenato innanzi al mio trionfo ;
né mosterrò già mai pietate ad ello
finché ne porterà nuovo trionfo :
ch'i' gli ho nel cor diritta una saetta
dagli occhi della bella Simonetta.

 

Mais le beau Julien, qui nous est testé rebelle,
et seulement de Délie a suivi le triomphe,
maintenant, derrière les traces de son brave frère
il est enchaîné devant le char de mon triomphe ;
je ne montrerai plus de compassion à son égard
tant qu'il n'aura remporté un nouveau triomphe :
car je lui ai au cœur décoché une sagette
depuis les yeux de la belle Simonetta.

Ange Politien, Stances (Stanze)

 

Cette métamorphose en guerrier peut conduire à convoquer aussi la présence du prince Troyen Enée. Botticelli poursuit ainsi sa lecture onirique dans L'Enéide de Virgile.

Enée, à l'aide du caducée de Mercure, cherche à dégager l'opacité dans le coin le plus sombre du Bois Sacré de Junon pour y trouver le rameau d'or qui lui permettra de pénétrer dans les Enfers afin d'y rencontrer son père Anchise et connaître sa destinée.

Le rameau d'or est une branche de gui qu'il lui faudra donner à Proserpine, afin qu'elle puisse, à son tour, la remettre au passeur Charron, celui qui dans sa barque fait franchir le Styx aux Ombres. Sans ce rameau d'or, aucun vivant ne peut pénétrer aux Enfers et encore moins en ressortir à cause de Cerbère.

"Il y a caché dans un arbre opaque, un rameau dont les feuilles et la tige flexible sont d'or, consacrés à la Junon Infernale. Tout un bosquet sacré le protège et les ombres d'un obscur vallon l'emprisonnent. Mais il n'est point donné de pénétrer dans les profondeurs de la terre avant d'avoir détaché ce rameau à la chevelure d'or de l'arbre qui l'a produit. C'est le présent dont la Belle Proserpine veut qu'on lui fasse hommage." (Virgile, L'Enéide, livre sixième)

 

 

 

Zéphyr et Flore

 

Dans la partie droite du tableau, la critique a voulu reconnaître Zéphyr et Chloris que les Romains appelaient Flore.

L'inspiration littéraire de ces personnages vient des Fastes d'Ovide, long poème consacré au calendrier religieux des fêtes romaines dont il ne reste que les six premiers mois, de janvier à juin. Au livre V, vers 195-212, Ovide évoque la légende : Zéphyr, après avoir violenté Chloris, l'enlève, l'épouse, lui offre l'empire des fleurs et lui conserve l'éclat de sa jeunesse :

J'étais Chloris, moi qu'on appelle Flora ; une lettre grecque
de mon nom a été altérée par la prononciation latine.
J'étais Chloris, nymphe de ces champs heureux, où, dit-on,
les Bienheureux vivaient jadis dans l'opulence.
Décrire combien j'étais belle heurterait ma modestie ;
toutefois cette beauté valut à ma mère un gendre divin.
C'était le printemps, j'errais : Zéphyr m'aperçut, je m'éloignai ;
il me suivit, je m'enfuis : il fut le plus fort.
D'ailleurs, ce rapt n'était-il pas entièrement justifié par son frère Borée,
qui avait osé lui aussi enlever la fille d'Érechthée ?
Cependant Zéphyr, me donnant le titre d'épouse, a réparé son outrage
et je n'émets aucune plainte à propos de mon mariage.

Toujours le printemps me réjouit : toujours l'année est éclatante,
toujours l'arbre est couvert de feuilles, la terre de verdure.
Parmi les biens de ma dot, je possède un jardin fertile :
la brise le féconde, une source d'eau limpide l'arrose.
Mon époux l'a abondamment empli de fleurs
et a dit : — À toi, Déesse, la souveraineté sur les fleurs.

Ovide, Fastes, livre V : http://www.roma-quadrata.com/fastes5.html

Botticelli a peint ce couple quelques années plus tard dans La Naissance de Vénus.

La scène renvoie au chant 28 de La Divine Comédie de Dante : "Comme clair et serein demeure l'hémisphère de l'air, quand Borée souffle de la joue où il est le plus doux, parce qu'il chasse et dissipe les nuées qui auparavant le troublaient, de sorte que le Ciel rit avec toutes les beautés qui forment son cortège ; ainsi devins-je après que ma Dame m'eut gratifié de sa claire réponse, et comme une étoile dans le ciel je vis le vrai. Et lorsque ses paroles s'arrêtèrent, comme étincelle le fer bouillant, ainsi les cercles étincelèrent. Leur embrasement se reproduisait en chaque étincelle, et tant elles étaient, que leur nombre en mille surpasse le doubler des échecs." (traduction de Lamennais)


Mais dans Le Printemps, l'atmosphère de la scène n'est pas la même. Dès 1897, Emil Jacobsen écrit : "mentre la Venere è luce nella luce, la Primavera (si direbbe forse oggi simbolicamente) è luce sull'ombra." – "Alors que La Naissance de Vénus est la lumière sur la lumière, Le Printemps (on pourrait peut-être maintenant dire symboliquement) est une lumière sur les ténèbres." ( p.324) Il soulignait l'étrangeté de la scène du Printemps ; il voyait dans ce couple une seconde Simonetta et le démon de la mort : "Le corps de ce dieu est d'une teinte turquoise-vert foncé qui évoque la mort et la décomposition […] La jeune femme tourne son visage effrayé, tout en essayant de soustraire ses bras." (p.326)

Il notait aussi : "Pour ceux qui croient reconnaître le doux Zéphyr dans le génie ailé, voici, contre toutes les traditions, un ouragan impétueux qui souffle, inclinant jusqu'à terre les troncs les plus robustes et qui d'amour devient de couleur vert-bleu." (p. 338)

Derrière Zéphyr, des lauriers (sans doute à la gloire de Laurent de Médicis le Magnifique par homonymie visuelle et phonique : Lorenzo - lauro). Ses devises : " le temps revient " et " ita ut virtus - la vertu est toujours verdoyante " comme le laurier. Le revers d'une médaille par Spinelli montre Laurent assis sous un laurier, tenant en main le lys de Florence.

A côté, à l'extrémité du bord du tableau, un regard très attentif permet de discerner sept cônes de cyprès. Chez de nombreux peuples, ce conifère est sacré comme Arbre de vie, appellation qu'il doit à sa longévité, à son feuillage toujours vert, à son bois presque imputrescible portant toujours des fruits et à son odeur d'encens. Dans la mythologie gréco-romaine, il est lié au deuil et au culte de Pluton, dieu des Enfers. Ainsi symbolise-t-il l'immortalité et la résurrection. Son feuillage persistant et sa silhouette en forme de flamme ont fait du cyprès notre arbre funéraire par excellence. L'incorruptibilité de son bois permet de garder les reliques jusqu'au dernier jugement, indéfiniment donc.

 

Le ciel et les oiseaux venaient se reposer
Sur deux cyprès que le vent tiède enlaçait presque
Comme un couple d'amants à leur dernier baiser

Guillaume Apollinaire, extrait d'Elégie
(Rhénanes, Le Guetteur mélancolique)

 

Quant aux deux personnages féminins, Jacobsen expliquait p. 336: " La nymphe fugitive n'est pas encore la vraie Simonetta, mais elle doit seulement signifier la jeune femme. Une jeune fille nue, dans ce tableau dédié aux sentiments les plus graves, ne peut être Simonetta pour des questions morales. " et p. 338 : " Pour suivre mon interprétation, jetez un œil un peu différent. Ainsi, nous voyons la nymphe Simonetta sous l'apparence de Flore, également à son entrée dans le parc de Vénus, rattrapée par Zéphyr, et à son contact, l'a changé en distributrice de fleurs. Je préfère, cependant, concevoir le dieu sombre de la tempête comme un grand démon sans nom de la destruction. On peut interpréter de la même manière la nymphe Simonetta comme Flora et/ou Vénus, et il semble que c'était bien l'intention de l'artiste. "

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HYMNE HOMERIQUE XVI.
À Hermès.

Je chante Hermès Kyllénien, Tueur d’Argos, qui règne sur Kyllènè et l’Arkadia aux nombreux troupeaux, très utile Messager des Immortels, et qu’enfanta Maia, fille vénérable d’Atlas, s’étant unie d’amour à Zeus. Elle évitait l’assemblée des Dieux heureux, et elle habitait un antre sombre, où le Kroniôn s’unit à la Nymphe aux beaux cheveux, pendant la nuit obscure, au moment où le doux sommeil enveloppait Hèrè aux bras blancs, et il se cacha des Dieux immortels et des hommes mortels.

Et je te salue ainsi, fils de Zeus et de Maia ! Ayant commencé par toi, je passerai à un autre hymne. Salut, Hermès, distributeur de grâces, Messager, dispensateur des biens.

http://fr.wikisource.org/wiki/Hymnes_hom%C3%A9riques

 

 

Jean Lorrain, Monsieur de Bougrelon, Borel, 1897, p. 68-70. Et in Romans Fin-de-siècle, Laffont, 1999.

Cette plaie au flanc, Messieurs, je l'ai porté toute ma vie, car, toute ma vie, j'ai été un triste et fol amant d'anciens portraits. Ces vers commis au temps de ma jeunesse (car j'ai été poète, moi aussi, comme les autres) résument encore l'éperdue nostalgie de mon âme, cette âme nostalgique et hautaine, qui me fit, de dix-huit à vingt cinq ans, l'assidu extasié des musées de Dresde et d'Italie. M. de Mortimer l'avait aussi, cette âme.
Notre amitié, Messieurs, fut une eucharistie : nous communions dans les mêmes admirations, et nous aimions dans les mêmes haines. C'est à l'autel des maîtres qu'on nous voyait agenouillés, mais nous nous redressions dans l'oratoire des belles : inclinés devant l'Art, debout devant la Beauté. Ah ! les sourires du Vinci, Messieurs, quel poème de férocité perverse et royale, des baisers de ventouse où s'engouffraient nos âmes. Moi, la Mona Lisa m'aspirait tout.
Et les femmes du Botticelli doncques, la grâce de leur nudité fuyante et gracile, le piment de leur maigreur, la Primavera surtout ! Tel que vous me voyez, Messieurs, je fus épris durant deux ans de cette nymphe à face de goule, car c'est une goule et peut-être pis ! L'ambiguïté de son sexe nous tenait angoissés, fiévreux, exaspérés, M. de Mortimer et moi, car nous eûmes toujours, mortes ou vivantes, les mêmes maîtresses ; mais nous préférions les mortes pour l'inanité même de notre passion, trempée, telle une épée, dans la lave et le soufre du désespoir… Une souffrance d'art, en vérité, telle a été notre jeunesse.

https://archive.org/stream/mdebougrelonparj00lorr#page/71/mode/1up

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Où se retrouve le chiffre 3

Pour Edgar Wind, la pensée néo-platonicienne est familière des mouvements ternaires :
– emanatio : descente des qualités des divinités sur les êtres inférieurs
convertio ou raptio : transformations opérées chez les êtres inférieurs par ces qualités émanées du divin
remeatio : remontée finale des êtres inférieurs, désormais transformés, vers le divin.

Ce que Le Printemps traduit dans ce mouvement : Zéphyr descend du ciel, Chloris est métamorphosée en Flore, le caducée de Mercure remonte vers les nuages.

 

La pensée néo-platonicienne procède également par groupes ternaires où s'élaborent transformations ou circulations.
Soit pour Le Printemps le schéma suivant :

Zéphyr + Chloris = Flore
Amor (Amour) + Castitas (Chasteté) = Pulchritudo (Beauté)

Les radiographies effectuées en 1972 lors de la restauration montrent que " les principaux changements apportés au groupe des Grâces portent sur la tête et les bras de celle du milieu, que Botticelli a repoussés sur la droite pour ne laisser aucun obstacle visible sur le trajet de la flèche lancée par Cupidon. Manifestement, il a accordé une attention extrême à la position relative des têtes de cette Grâce et de sa sœur située à gauche, celle dont le cœur va être embrasé d'amour par la flèche. Il semble avoir retouché plusieurs fois la tête de cette Grâce qui est la plus importante des trois. […] L'artiste a mis en place la plupart des personnages avant d'exécuter le décor, mais il a ajouté la nymphe Chloris par la suite, ainsi que Zéphyr peut-être. On voit encore des vestiges du contour des arbres sous le visage de Chloris et des traces de la robe de Flore sous ses bras. Cela veut dire que ces personnages furent demandés après coup par le mécène ou son conseiller humaniste, probablement sur une sollicitation de Botticelli qui voulait combler un vide. Il devient encore plus évident que l'ensemble formé par Flore, Chloris et Zéphyr n'a pu être conçu comme une illustration d'une métamorphose. " (Ronald Lightbown, Botticelli, traduit de l'anglais par Jeanne Bouniort, Citadelles, 1990, p. 144.)

En effet, la " résurrection " de Simonetta sous l'apparence convenue de Flore peut s'opérer sans la présence du couple Chloris-Zéphyr.

 

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Un sens de lecture possible

 

Le tableau devait être placé à hauteur des yeux ou un peu plus haut car les personnages sont répartis sur un plan légèrement incliné, " englobant " en quelque sorte celle ou celui qui le regarde.

Selon mon interprétation, notre lecture du tableau pourrait être la suivante : notre regard part du centre, continue à gauche et revient à droite. Une lecture à contre-courant, pour remonter le temps et conjurer la mort.
L'ensemble du tableau est dominé par la forte présence centrale de Proserpine auréolée qui donne son sens général à l'œuvre.
La mort de Simonetta précède dans le temps celle de Julien. Cette disparition est représentée au centre par la présence tout aussi centrale du démon archer. Notre regard est invité à se porter vers la gauche, guidé par la direction identique de la flèche et du bras droit de Proserpine : la flèche va frapper à mort la jeune femme au centre du groupe ternaire ; Proserpine accueille Simonetta en son royaume.
Puis le regard de cette jeune femme entraîne le nôtre à l'extrême gauche où est évoquée la mort de Julien par le personnage de Mercure et son geste à la recherche du rameau d'or qui lui permettra d'entrer aux Enfers. Son bras droit et sa tête levés font un écho contrastant au mouvement descendant du dieu du vent.

Notre regard gagne ensuite la droite du tableau qui peut se décomposer en deux scènes successives que rapporte la légende de Chloris et de Zéphyr :

– en suivant Lucrèce et De rerum natura, comme l'instant où Zéphyr, en proie à la brutalité fécondante d'une virilité masculine sauvage, va violenter Chloris, effrayée et fuyant dans le jardin des Hespérides, avant de l'enlever. Ce serait la représentation de la maladie qui a longuement étreint Simonetta et qui va la conduire à une mort douloureuse et de son entrée aux Enfers, séjours des morts.

 

De la bouche de Zéphyr partent des traits très visibles qui aboutissent à la bouche de Chloris. Lisons ce souffle " spermatique " comme une fécondation. Puis gestation et accouchement de fleurs par la bouche, métaphore du vagin. Flore fait naître, " expulse " ses fleurs de son ventre.

[Lucrèce s'adresse à Vénus] "Dès que les jours nous offrent le doux aspect du printemps, dès que le zéphyr captif recouvre son haleine féconde, le chant des oiseaux que tes feux agitent annonce d'abord ta présence, puis, les troupeaux enflammés bondissent dans les gras pâturages et traversent les fleuves rapides tant les êtres vivants, épris de tes charmes et saisis de ton attrait, aiment à te suivre partout où tu les entraînes ! Enfin, dans les mers, sur les montagnes, au fond des torrents, et dans les demeures touffues des oiseaux, et dans les vertes campagnes, ta douce flamme pénètre tous les cœurs, et fait que toutes les races brûlent de se perpétuer. " Lucrèce, De rerum natura, De la nature des choses, Livre I, vers 10-22, traduction d'Henri Clouard.

– en suivant Ovide, comme le moment où Chloris, épousée par Zéphyr repentant et élevée au rang des déesses, devient Flore. Par le procédé de "narration continue", un même personnage est représenté deux fois dans la même image. Cette métamorphose commence par le chapelet de fleurs qui sortent de sa bouche, par ses mains qui se superposent au corps de Flore, et s'achève par le portrait de Flore, toute revêtue de fleurs et s'apprêtant à en semer autour d'elle. Ce serait la représentation de la sortie de Simonetta des Enfers et son entrée aux Champs Elysées. "C'est là que la plus douce vie est offerte aux humains" écrit Homère dans L'Odyssée (IV, 563-568). Selon Virgile (L'Énéide, V, 735), ce lieu des Enfers, séjour des Bienheureux, connaît un éternel printemps.

Politien a écrit cette scène dans ses Stanze lors de la première rencontre de Julien et de Simonetta assis sur un talus : " Elle relève de sa blanche main le bord de sa robe et se met debout, et les fleurs remplissent le creux de l'étoffe. " Flore-Simonetta s'avance au premier plan, de sorte que son pied gauche touche presque le bord inférieur du cadre.

Dans une lecture plus chrétienne, Botticelli aurait pu vouloir représenter l'âme de Simonetta échappant au démon de l'Enfer pour entrer au Paradis sous l'apparence de la jeune femme devant elle qui sème les fleurs de la re-naissance.

Je pense que sous l'apparence de cette jeune femme qui nous regarde, à l'aspect d'une malade au visage émacié, anémié, gravement atteinte, Botticelli a voulu, par le miracle de la métamorphose, disposer au premier plan du tableau l'image de Simonetta apparaissant aux Champs Elysées, enceinte d'une nouvelle vie et couverte des fleurs du renouveau. Là seulement serait à lire le thème du printemps.

A bien observer ses bras, se découvrent des manches dont l'apparence rappelle la peau écailleuse du serpent. Ces deux "serpents" répondent aux deux "dragons" du caducée de Mercure dans leur symbolique de la mort et de la renaissance.

Le serpent est depuis toujours symbole de Connaissance : se faufilant partout, il connaît tous les secrets, sur terre et dans le sous-sol. Le serpent est aussi symbole du Temps infini, cyclique, universel : il mue au printemps et devient symbole de régénération et d'immortalité. Un mythe africain raconte comment la mort est venue dans notre monde suite à l'erreur d'une vieille femme. Jadis, les humains se rajeunissaient par dépouillement comme les serpents. Or, lors du dépouillement général, par distraction, elle avait revêtu sa vieille peau au lieu de la neuve ; elle en mourut.

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" …un serpent. Cet être qui vient du fond de l'univers obscur, qui, à force de désir sincère et de patience concentrée, devient un être humain, une femme à la beauté d'autant plus fascinante qu'elle est d'origine animale. "
François Cheng, Le dit de Tianyi


 

 

Ainsi, Le Printemps serait en son entier à considérer comme une fresque sur les métamorphoses des divinités mythologiques parmi lesquelles se seraient invités deux personnages historiques bien réels : Simonetta Vespucci et Julien de Médicis.

 

Sépulture de Simonetta Cattaneo Vespucci
http://www.findagrave.com/cgi-bin/fg.cgi?page=gr&GRid=31839159

Sépulture de Sandro Botticelli
http://www.findagrave.com/cgi-bin/fg.cgi?page=gr&GRid=7846100


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